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Par le cherche midi éditeur, publié le 08/04/2019

Alix Laine : rencontre avec l'auteure de "Madame"

Le cherche midi a rencontré Alix Laine, journaliste vivant à Londres qui anime notamment le podcast littéraire Trois petits points. Son premier roman intitulé Madame est paru 4 avril.

Le cherche midi a rencontré Alix Laine, journaliste vivant à Londres qui anime notamment le podcast littéraire Trois petits points. Son premier roman intitulé Madame est paru 4 avril.

Madame, c'est l'histoire de Clara, une jeune femme qui se retrouve plongée au cœur de deux relations toxiques : l’une avec sa patronne qui, sous couvert d’une fausse gentillesse, joue un jeu dangereux de domination professionnelle et de harcèlement moral ; l’autre avec son compagnon, grand enfant immature qui la rabaisse et l’insulte quotidiennement. Pourquoi les laisse-t-elle prendre le contrôle de sa vie ? À Clara de faire un choix : abandonner ses rêves, ou s’affirmer pour enfin retrouver sa liberté. 

Pourquoi avoir choisi ce sujet si dur pour votre premier roman ? Est-ce une forme de témoignage personnel ?

La façon dont certaines personnes toxiques arrivent à prendre l’ascendant sur d’autres, voire à contrôler leur vie, est un thème qui me tient à cœur depuis longtemps. Je suis fascinée par les gourous, les pervers narcissiques, les manipulateurs, les menteurs invétérés, tout autant que par ceux qui les écoutent, qui les suivent, qui se soumettent en perdant tout sens commun, et en se reniant eux-mêmes. Comment peut-on en arriver là ? Pourquoi Clara qui avait tout pour être une jeune femme forte se laisse cannibaliser par deux personnes malveillantes ? C’est cela que j’ai voulu explorer. L’histoire de Clara n’est pas mon histoire ; j’ai observé autour de moi, j’ai lu, j’ai pu expérimenter certaines situations, et j’en ai fait mon miel. C’est tout le bonheur d’écrire de la fiction : j’ai composé un personnage à partir de dizaines d’autres.

L’envie d’écrire un roman remonte à ma petite enfance. Je suis d’ailleurs devenue journaliste pour écrire les histoires des autres, ne me sentant pas prête pour la fiction. Des années plus tard, j’ai réalisé que cette envie ne m’avait pas quittée. Je voulais écrire sur une femme, sa souffrance et sa résilience. Je voulais aussi décrire l’hypocrisie magistrale de certaines féministes médiatiques qui, une fois le bureau fermé, sont pires que certains patrons machos ! Mon mari, qui dit souvent qu’il faut chercher à réaliser ses rêves, m’a donné confiance en moi, et une fois que je me suis lancée dans l’écriture de Madame, je ne me suis plus arrêtée pendant un an et demi. Tout était dans ma tête : j’ai composé au fil de l’eau, sans plan. Ensuite, j’ai eu la chance de retenir l’attention de cette formidable maison d’édition qu’est le cherche midi. Noëlle Meimaroglou, mon éditrice, m’a aidée à renforcer l’intrigue et à rendre le texte plus efficace. Et nous voilà, avec un premier roman qui correspond exactement à ce que je voulais et imaginais. J’espère qu’il parlera à beaucoup de femmes… et pourquoi pas à leurs hommes !

On le comprend bien vite, Madame n’est autre que le surnom de Dominique Passerant. Pouvez-vous nous parler de ce choix de titre ?

On appelle "Madame" une femme que l’on respecte, qui a un certain âge (est mariée, a des enfants…), une femme que l’on ne connaît pas, ou pour qui on travaille. Dominique Passerant est appelée Madame par son chauffeur ou son cuisinier, mais elle insiste pour que les salariés de sa société la tutoient et l’appellent par son prénom. Est-elle respectée pour autant ? Sous son apparence bienveillante et féministe, connaît-on sa vraie nature ? Ce titre porte toute l’ambiguïté du personnage, allant du respect immense qu’elle provoque à l’ironie qu’elle déclenche. Il vise aussi Clara, qui va devoir apprendre à s’affirmer, à grandir, à s’émanciper.

"Nous partons flâner dans le Marais. (…) Mes talons hauts me font trébucher sur les pavés. J’aurais préféré me promener en baskets, mais Nicolas déteste que je marche à plat. 'Ce n’est pas sexy', dit-il."

Là encore, la domination est entièrement psychologique. Nicolas ne fait preuve d’aucune violence physique envers Clara mais il la soumet tout au long de leur relation – et bien après, encore. Il est difficile pour ceux qui n’ont jamais vécu ce genre de chose de se rendre compte de l’emprise psychologique de certaines personnes. A contrario, ceux qui ont eu le malheur de connaître cette situation, soit au travail, soit en couple, peuvent se reconnaître dans le portrait que vous faites de Clara.

"Je te l’avais dit", "Je l’ai vu tout de suite que ce n’était pas quelqu’un de bien", "Mais quitte ton job / ton ami, tu trouveras autre chose !" Voilà le genre de phrases que l’on entend souvent dans une situation de harcèlement moral. L’entourage d’une personne sous emprise a tendance à voir d’un autre œil la situation. Votre personnage principal n’y fait pas exception. Ses amis, sa famille tentent de lui ouvrir les yeux. En vain.

En écrivant ce livre, teniez-vous à mettre en lumière le point de vue d’une personne sous emprise pour montrer au grand public ce qu’elle peut ressentir ?

Les personnes sous emprise connaissent une distorsion de la réalité. Avant de douter de l’autre, ils doutent d’eux-mêmes. Ce qui les rend vulnérables. Ils veulent aussi faire plaisir et, au fond, se faire aimer. C’est vrai pour un enfant sous aliénation parentale, comme pour toute victime d’un pervers narcissique. Le mécanisme psychologique est plus ou moins le même. Ces personnes-là mentent aux autres et à eux-mêmes pour protéger leur vision biaisée du monde, et pour se protéger. Lorsque la meilleure amie de Clara lui conseille de démissionner, cette dernière lui fait part de son angoisse de ne pas retrouver de travail. Lorsque Clara subit les frasques de son compagnon, elle se dit qu’avec le temps, en fondant une famille, Nicolas s’assagira. Tout cela est faux, mais cela permet à Clara de tenir et supporter sa souffrance.

L’entreprise dans laquelle Clara évolue est particulièrement nuisible et malsaine. Cela commence dès les premiers rendez-vous lorsque l’époux de la directrice l’embrasse sur le front pour la saluer. Cette attitude infantilisante n’est pas normale dans un environnement professionnel, d’autant plus que ces deux personnes ne se connaissent pas et se voient pour la toute première fois.

"Je subis presque chaque jour un interrogatoire en règle sur ma vie amoureuse, Nicolas, mes relations avec mes parents, les relations entre mes parents, les histoires de couple de mes amies…"

Les questions intrusives quotidiennes de Dominique lui permettent de manipuler Clara en la touchant personnellement sur des sujets. D’abord sur le ton de la confidence, cela devient rapidement un échange presque obligatoire, un cercle vicieux dans lequel Clara n’a pas d’autre choix que de se livrer entièrement. Cette relation malsaine permet à Dominique de montrer de la fausse compassion pour mieux manipuler Clara.

La séparation entre vie professionnelle et vie personnelle n’est, aujourd’hui, plus si nette. Que conseillez-vous aux personnes qui subissent un harcèlement de ce genre au travail ?

Il est très dangereux d’introduire de l’affect dans une relation professionnelle, surtout lorsqu’il y a un rapport hiérarchique très marqué, et que cette relation est récente. Bien sûr que l’on s’attache aux gens avec qui on travaille ! Bien sûr que c’est parfois difficile de ne pas ramener au bureau ses soucis personnels ! Tout est une question de confiance, de temps et de dosage.

Surtout, il faut que cela reste un choix librement consenti. Clara n’a, a priori, pas envie de se confier à sa patronne. C’est Dominique qui lui force la main. Mais qui peut reprocher à Dominique de s’enquérir de la situation personnelle de sa salariée dont les yeux trahissent le profond chagrin ? Le harcèlement au travail est parfois si subtil qu’il est impossible à déceler et encore moins à prouver. Clara elle-même se demande si tout cela n’est pas le fruit de son imagination. Face à des personnes toxiques, il faut parler, d’abord aux autres personnes qui travaillent avec elles et qui vivent peut-être des situations similaires, et ne pas hésiter à solliciter des professionnels et à dénoncer ce genre de comportements. Les femmes doivent se serrer les coudes plutôt que se mettre des bâtons dans les roues. C’est tout l’enjeu du féminisme aujourd’hui.

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