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Par Lisez, publié le 23/01/2019

Elsa Boublil : "On peut mal aimer, ça n'empêche pas l'amour"

Dans Le Temps d’apprendre à vivre (Plon), Elsa Boublil raconte trois femmes, trois générations qui débattent et ne se comprennent pas toujours. Un premier roman choral qui célèbre la féminité et lève le voile sur la complexité des relations mère-fille. Elsa Boublil a répondu à nos questions.

En fouillant dans le grenier, Lila tombe sur des photos de Nicole, sa tante morte dans un accident et qu’elle n’a pas eu la chance de connaître. Tandis que la jeune femme donne de la voix à ce personnage mystérieux, sa grand-mère, Fleur, se replonge dans son passé et met au jour un secret familial trop longtemps gardé. Premier roman de la journaliste Elsa Boublil, Le Temps d’apprendre à vivre raconte la difficulté de s’aimer quand on ne se comprend pas. Un livre fort et délicat qui nous rappelle que les êtres humains ont malheureusement tendance à ouvrir les yeux une fois qu’il est trop tard.

Le titre de votre roman, Le Temps d’apprendre à vivre, est avant tout le vers d’un poème de Louis Aragon (Il n’y a pas d’amour heureux). Mais lu en entier, le vers dit "Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard". Finalement, c’est plutôt la deuxième partie du vers qui image la relation de vos héroïnes…

L’idée du contrepoint me plaît beaucoup. J’aime beaucoup quand les choses doivent se deviner. J’adore le négatif, quand grâce au négatif on devine la photo. J’aime l’idée de ce que peut dessiner une harmonie pour faire émerger la mélodie. C’était assez inconscient parce qu’on se laisse beaucoup guider par ses émotions et j’ai aimé me dire que j’ai choisi ce vers d’Aragon exactement pour la chute du vers.

Dans ce roman vous donnez uniquement la parole à des femmes. Les hommes apparaissent au second plan. C’est quelque chose que vous avez souhaité dès le début ?

C’était une histoire que je cherchais à raconter depuis longtemps mais je ne trouvais pas de forme narrative qui me convienne. L’histoire n’avait pas toute sa dimension si je me contentais de la raconter simplement. Le jour où je me suis dit que j’allais la raconter en passant par les trois voix, le roman a pu exister. Ces voix-là nous font entendre les voix des autres. J’aime cette façon de procéder parce que c’est comme ça que ça se passe aussi dans la vie. On n’entend pas toujours les bonnes personnes dire les bonnes choses. Là, c’est pareil, il s’agissait de laisser chacune des voix s’exprimer et raconter ce qu’elles savaient des autres.

Il y a quelque chose de très intime qui transparaît dans ce roman. Aviez-vous conscience dès le début que bien qu’étant fictionnelle cette histoire pût apparaître comme très personnelle ?

C’est ce que j’aime. J’ai une obsession pour l’intime. J’aime avoir l’impression que ce que je lis est vrai. Pour que les choses aient l’air vrai, il faut ce que soit très intime, il faut que les sentiments soient au plus près de ce que l’humain peut ressentir. Donc oui, je m’en doutais. Et c’est ce que je recherchais profondément.

Avec ce roman, vous vous attaquez au mythe de la mère parfaite. Fleur est une femme d’une grande douceur mais qui est peut-être odieuse avec sa fille Nicole. Qu’est-ce qui vous intéressait dans cette dynamique ?

En tant que fille on a des revendications envers ses parents et lorsqu’on devient parent soi-même on s’aperçoit que c’est vraiment compliqué. En devenant moi-même mère, je me suis aperçue qu’on a beau aspirer à la perfection, on a beau vouloir le mieux, on tombe dans des écueils. J’avais très envie d’aborder cette problématique-là dans le sens où l’on peut être un être aimant et malheureusement ne pas savoir aimer correctement ses enfants. On peut mal aimer, ça n’empêche pas l’amour. Sans vouloir accabler le personnage de Fleur, je voulais faire sentir au lecteur la possibilité d’un échec dans un désir de réussite ou l’inverse. En vieillissant, je touche de plus en plus du doigt cette chose-là. Quand on est jeune, on a des grandes revendications mais dès qu’on devient parent, on s’aperçoit qu’on fait ce qu’on peut. On est un être imparfait et donc malheureusement l’imperfection se transmet. Mais c’est bien car c’est profondément humain.

L’émancipation féminine est au cœur de ce roman et ce qui est intéressant, c’est que vous écrivez surtout sur l’incompréhension que cette nouvelle liberté suscite chez les anciennes générations. Mais jamais vous n’émettez de jugement sur ce que pensent ou disent les personnages.

Tout en restant modeste, je peux dire que c’est un des traits de ma personnalité. Je ne juge pas les gens. Qui est-on pour juger ? On pourrait stigmatiser mais il y a toujours des choses qui nous échappent. J’avais très envie de mettre en avant cette perception et compréhension que j’ai des gens. Quand on montre du doigt, souvent on se trompe. C’est comme un kaléidoscope. Quand on regarde dedans, on voit le monde morcelé et c’était ça qui m’intéressait. Au fond, ce n’est qu’un point de vue. On est toujours tributaire d’un point de vue. La réalité telle qu’elle est perçue par une personne nous échappe à tous, y compris au sujet. C'est ce que je voulais mettre en avant car c’est aussi ce qui fait la beauté de la vie.

Vous avez déjà écrit un livre mais celui-ci est votre premier roman. Qu’est-ce qui vous a mené vers la fiction ?

C’est un rêve de toujours. J’ai toujours écrit. J’écrivais des choses mais il y avait toujours une part d’ombre dedans. Une part suffisamment ombrageuse pour que l’on me dise que c’était bien mais qu’on n’allait pas me publier. Mon mari m’a dit de raconter mon histoire avant de m’attaquer à la fiction. Il avait raison, ça m’a complètement libérée. Sinon, on est obsédé par l’idée de raconter ce qui nous est arrivé dans tout ce qu’on écrit. C’est une histoire douloureuse que j’ai vécue enfant [dans son livre Body Blues, éd. L’Iconoclaste, Elsa Boublil raconte les abus sexuels dont elle a été victime, ndlr] et ça transpirait par tous les pores sans être dit. C’est pour ça que tout le monde me disait que mes histoires étaient trop tristes. En me libérant de ce poids, j’ai fait de la place pour tout le reste.

Ce premier roman était en vous depuis longtemps ?

Quand j’ai écrit ce livre, mon frère m’a fait remarquer qu’il y a vingt ans, je lui avais raconté cette histoire. Cela faisait vingt ans qu’elle était en germe dans ma tête. J’avais vraiment envie de raconter une histoire manquée entre une mère et sa fille.


Le Temps d'apprendre à vivre
Un roman à trois voix: celle de Fleur, la grand-mère qui pleure sa fille, celle de Nicole sa fille qui nous emporte dans sa jeunesse fougueuse, et celle de Lila, enfant né après le drame, qui reconstitue le puzzle de la dérive.
« Le cœur de la cellule familiale a cessé de battre avec la disparition de Nicole. Un silence assourdissant qui continue de retentir. Mes parents, qui vivaient depuis trois ans en Australie la quittent précipitamment et définitivement. Ils viennent épauler mes grands-parents, s’installent chez eux pour les consoler. Ils font ce qu’ils peuvent, et tous s’interrogent : pourquoi ? […]
Parce qu’il n’y a rien à dire, un faux mouvement peut tout arrêter. Je ne l’ai pas fait exprès, j’étais fatiguée, j’avais trop peu dormi. Il est presque midi, j’avais promis à papa d’être avec lui pour déjeuner et suis encore à Pont l’Evêque. Une route à deux voies sous une pluie drue, on n’y voit pas grand-chose, j’ai la tête collée au pare-brise, mes essuie-glaces grincent et mes yeux plissés fixent l’horizon. Je roule beaucoup trop vite mais je suis en retard et je n’ai pas envie de présenter un mot d’excuse qui m’entraine dans trop de justifications, cet enfant que j’ai laissé en Angleterre m’a fait perdre toutes mes eaux, même mes larmes que je peine à sortir depuis. »

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