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Par Perrin, publié le 31/01/2023

Entretien avec Marie Favereau

Fruit de nombreuses recherches, La Horde est un grand livre qui met en lumière le rôle historique des nomades. Son autrice, Marie Favereau, a accepté de nous présenter son ouvrage en répondant à quelques questions...

  

Qu’est-ce que « la Horde » ?

La Horde désigne le pouvoir mongol à la tête des territoires nord-ouest de l’empire fondé par Gengis Khan au début du XIIIe siècle. Ces territoires immenses correspondent aujourd’hui à un espace divisé entre le Kazakhstan, l’Ukraine, la Russie et l’Europe de l’Est. Or, jusqu’au XVe siècle, ces régions demeurent sous la gouvernance des descendants de Gengis Khan qui y développent des institutions et des politiques inédites en matière de taxation, de commerce et de liberté religieuse, transformant en profondeur les sociétés locales.

 

Qu’est-ce qui vous a mené à l’écriture de cet ouvrage ?

J’ai commencé à travailler sur le sujet il y a des années, alors que j’étais étudiante à la Sorbonne. J’étais fascinée de découvrir un pan entier de l’histoire mondiale dont on ne m’avait jamais parlé. Mais, très vite, j’ai réalisé que je manquais d’outils analytiques pour comprendre l’Empire mongol et écrire son histoire. La domination des Mongols restait un phénomène peu étudié et mal compris des historiens occidentaux. Cela vient notamment du fait que l’Imperium romanum a longtemps servi de modèle à notre définition d’empire.

Or, pourquoi un empire devrait-il être l’œuvre de sédentaires et nécessairement centré autour d’une capitale ? Plus j’avançais dans mes recherches et plus il me semblait clair que les ambitions des Mongols ne s’arrêtaient pas à mener des raids pour piller les richesses des citadins et saccager les récoltes : leur objectif était d’administrer sur le long terme des territoires conquis où se trouvaient une majorité de sédentaires.

Pour comprendre les khans de la Horde dans leur vision du monde et de la gouvernance, j’ai travaillé à partir des sources directes et j’ai analysé les termes que les Mongols utilisaient pour se décrire eux-mêmes.

 

Justement, d’où vient le terme de « horde » et que signifie-t-il ?

Le mot ordo est déjà présent dans les sources chinoises datant de la dynastie Han (fondée vers 206 av. J.-C.) : il désigne des camps défensifs établis par les nomades du nord-est de la Chine. Le terme apparaît aussi dans les inscriptions turques de l’Orkhon (VIIe-VIIIe siècle), en actuelle Mongolie. Il n’est pas seulement associé à la défense du territoire et à l’armée, il désigne aussi le campement où se trouvent les femmes et les enfants du souverain nomade, ou encore le lieu où est dressée sa tente de chasse. La horde émerge ainsi comme une institution sociale de la steppe dont le statut, le fonctionnement et l’organisation interne évoluent au gré des empires du nord-est de l’Eurasie. Brusquement, au XIIIe siècle, le terme apparaît dans les langues latines mais aussi en persan, en arabe et en russe. Il est alors directement lié aux conquêtes mongoles. Or, ce qui est intrigant, c’est que quelles que soient la langue et la graphie (le « h » initial apparaît au XVe siècle), le mot « horde » n’est pas traduit, comme si aucune organisation sédentaire n’avait rien produit de similaire.

Aujourd’hui, la horde est le plus souvent définie comme un groupe de personnes ou d’animaux primitifs, violents, errants, ou simplement comme une multitude. Cela vient des représentations collectives des sédentaires pour lesquels une horde, associée au mode de vie nomade, est dépeinte comme une société à part, qui fait obstacle au processus de civilisation ou est antérieure à celui-ci : les nomades sont communément perçus comme des prédateurs économiques, réfractaires à toute forme de centralisation, de hiérarchie et de discipline. Pourtant, la horde est indissociable du pouvoir des empires nomades, c’est un type de régime politique né bien avant les Mongols mais qu’ils vont porter à un niveau de développement inédit.

Dans cet ouvrage, mon protagoniste principal, c’est le corps politique, le collectif, qui est moteur du changement social ; j’ai donc choisi de conserver le terme de « horde ».

 

Comment cette civilisation nomade, différente des pouvoirs occidentaux de l’époque, a-t-elle pris forme ?

Les empires des steppes sont des structures politiques anciennes, certains les font remonter aux Scythes, aux Xiongnu et aux Huns. Les Mongols sont en partie les héritiers de ces empires qui les ont précédés mais leur modèle social et économique est nouveau par son ampleur et sa durée. En fait, le régime politique de l’Empire mongol ne cesse de se transformer et de s’adapter aux changements territoriaux successifs et l’histoire de la Horde est tout autant celle des nomades au pouvoir que celle de leurs sujets sédentaires. Ce qui est intéressant, de mon point de vue d’historienne, c’est de montrer comment ces sociétés évoluent au contact les unes des autres. Les Mongols, qu’on a eu tendance à dépeindre uniquement comme des conquérants, ont une influence profonde sur les peuples qu’ils administrent, créant des institutions qui transforment les rapports de force au sein des hiérarchies locales et stimulant l’essor des villes. Ils font preuve d’une diplomatie extrêmement active et orientée vers le commerce. Ainsi, la Horde étendit son influence bien au-delà de ses frontières, jusqu’en Europe du Nord et du Sud.

 

Vous montrez dans votre ouvrage que les Mongols sont à l’origine de la formation d’un immense espace d’échange à l’échelle de l’Eurasie. Quels sont les atouts majeurs qui ont permis à la Horde de promouvoir l’une des premières mondialisations ?

Au XIIIe siècle, les Mongols vont générer un nouvel ordre économique, en partie fondé sur le commerce de longue distance et les anciennes routes de la soie. Les descendants de Gengis Khan instaurent des politiques communes concernant les circulations, les communications écrites, les conventions diplomatiques, les monnaies, les systèmes métriques… forçant les populations à modifier leurs organisations économiques. Mais les Mongols comprennent aussi que le contrôle du commerce, de la production artisanale ou encore des récoltes doit être suffisamment flexible pour s’adapter aux particularités locales.

Alors que les historiens des mondialisations se concentrent habituellement sur les connexions entre l’Europe et la Chine, limitant le rôle des Mongols à celui d’accélérateur des liens entre l’Est et l’Ouest, j’ai réalisé au fil de mes recherches qu’aux XIIIe et XIVe siècles, la dynamique économique vient du nord de l’Eurasie et de la Sibérie, sous domination de la Horde. Non seulement les Mongols intègrent les principautés russes au grand commerce transcontinental, mais ils multiplient les échanges avec le sultanat mamelouk d’Égypte et de Syrie. Également tournés vers l’Ouest, les khans de la Horde forgent de nouvelles alliances avec les Lituaniens, les Polonais, les Italiens et les Allemands. Ils financent la construction de villes, des ateliers d’artisanat, des lieux de culte et formalisent des réseaux marchands qui vont de la Volga à la mer Baltique et la mer Noire, liant en un système-monde l’Asie centrale, le Moyen-Orient, les espaces slave et européen.

 

Pour quelles raisons avez-vous choisi d’écrire sur ce sujet historique ?

D’une part, j’avais la volonté de rendre compte de cette histoire transnationale. En effet, l’espace autrefois dominé par la Horde est aujourd’hui découpé en divers États, dont l’Ukraine, la Biélorussie, la Russie et le Kazakhstan. Or ces régions sont liées par une histoire commune que je souhaitais faire connaître. D’autre part, cet ouvrage met en lumière le rôle complexe des nomades longtemps réduit au cliché de l’envahisseur rasant les villes et massacrant les populations. Mes recherches révèlent que la Horde sut mettre en place une administration mobile et sophistiquée capable de faire cohabiter les communautés dans leur diversité. Enfin, je tenais à écrire un livre qui serait utile à mes étudiants ; un livre pour transmettre et décloisonner une histoire qui concerne le monde, ce qui les intéresse particulièrement.

 

Il est rare que les auteurs traduisent leur propre ouvrage. Comment cela s’est-il passé pour vous ?

Ce fut une expérience surprenante sur le plan intellectuel (et un travail intense !). J’avais entièrement pensé ce livre en anglais, or l’argumentation se construit différemment dans les ouvrages d’histoire français et anglo-saxons. Mais, sur le fond, je savais quel contenu je voulais transmettre, ce qui m’a permis de transposer mes idées. Il y avait un vocabulaire et des expressions à inventer car, sous de nombreux aspects, mes recherches n’avaient jamais été formulées en français. La Horde est en cours de traduction dans une dizaine de langues et je suis en contact avec la plupart des traducteurs, ce qui m’a aidé à accomplir ce travail. Même si nous sommes nombreux à lire l’anglais, traduire demeure une opération indispensable, non seulement pour faire connaître les avancées de la recherche à un plus large public, mais aussi parce que les passages d’une langue à l’autre font vivre les ouvrages et participent à la créativité de la langue des historiens.

 

 

En librairie le 16 février.

Perrin

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