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Par le cherche midi éditeur, publié le 01/02/2022

Ève-Marie des Places : « Savoir qui je suis réellement présente bien moins d'intérêt que le personnage d'Ève… »

Est-ce une fiction qui se dit au fil des pages de La Récitante ? Ou est-ce le récit véritable d’une période de la vie de l’auteure ? Ève-Marie des Places laisse résolument planer le doute sur cet ouvrage qu’elle a adressé au cherche midi avec un avant-propos bien particulier. Il n’en reste que son héroïne, Ève, jeune Parisienne réservée, nous entraîne dans un monde interlope où les mots possèdent une puissance irrésistible. Et c’est bien là tout ce qu’il est important de savoir. Rencontre.

Ève nous apparait d’emblée différente dans son rapport aux mots ; elle les manipule d’une façon tout à fait singulière. Comment avez-vous façonné et fait évoluer ce personnage lors de la préparation et de l’écriture du roman ?

Ève-Marie des Places : Ève, c’est moi, autant qu’un personnage – et donc un être de langage, comme tout le monde. Je ne l’ai pas « façonnée » ; c’est un rythme de langage qui s’est proposé, ou imposé, un peu comme on se regarde dans une glace quand on a bu : on s’étonne d’être ce qu’on est et on se met à chanter, plus ou moins juste, pour supporter ce qu’on voit : soi-même… Une image sonore du langage : voilà ce qu’on propose en écrivant, il me semble. Je n’ai pas fait d’études, ne suis pas une intello, mais j’ai beaucoup lu et je sens bien qu’une écriture est une identité plus profonde, plus intéressante que ce qui figure sur les papiers officiels. Savoir qui je suis réellement présente donc bien moins d’intérêt que le personnage d’Ève…

 

Ève entretient un rapport très particulier à sa mère, avec un sentiment d’abandon permanent. L’amour des livres et des mots apparaît comme salvateur pour les deux femmes. Faut-il souffrir d’une béance pour pleinement approcher l’art ?

Les gens heureux n’ont pas d’histoire, dit la sagesse populaire. En chacun de nous, il y a le vide et la perspective de la mort. La plupart choisissent de ne rien voir de ça ; d’autres regardent dans leurs gouffres intérieurs, et font de l’art, de la littérature, avec ce vertige. C’est un peu mon cas. Ève, c’est d’abord un père incertain, terriblement absent : elle ne l’a pas connu, ne sait même pas qui c’est. Sa mère est le miroir de cette absence et elle, Ève, le roman de cette ignorance.

 

Estimez-vous que la langue française se meurt, qu’on oublie d’en célébrer la richesse et la beauté ?

La langue française n’est pas en train de mourir mais c’est un certain état du français qui est train de s’éteindre – le français classique, disons. Célébrer une langue ? Même l’Académie française ne le fait plus. Ce sont les écrivains qui la célèbrent, ou qui s’y essaient, pour certains (comme Pierre Michon ou Marie-Hélène Lafon), même si le style plat, par moments fautif, de Houellebecq, Modiano, Angot, est en train de devenir, il me semble, la norme d’une langue qui ne fait plus très bien la différence entre le littéraire et le langage quotidien. Le français correct du journal télévisé reste le français standard, assez proche du français classique, et compréhensible par tous.

 

La thématique de l’initiation est centrale dans La Récitante. Est-ce un procédé auquel vous vous êtes vous-même frottée au sein de la sphère littéraire ?

Je ne connais pas la sphère littéraire même si, comme Ève, à une époque de ma vie, j’ai lu des manuscrits – de l’extérieur, surtout parce que mon regard était « neuf », « innocent »… Mais la vie, c’est banal de le dire et bien moins de le vivre, est une succession d’initiations : mentales, sexuelles, sociales, culturelles... Initiations qui sont le fonds de roulement de tant de romans, d’ailleurs. Cela dit, j’ai l’impression d’avoir surtout été initiée à la solitude et à l’absence.

 

L’idée « d’être de son temps » revient à plusieurs reprises dans le texte. Que vous évoque-t-elle ?

Je ne fais partie d’aucun réseau et ne suis « de mon temps » que de loin, si j’ose dire. Je suis une femme inactuelle, pour jouer avec un titre de magazine qu’on trouvait chez les dentistes avant le COVID. Être de son temps, c’est croire qu’on est dans la vérité du temps, or la vérité du temps, c’est la perspective de notre mort, rien d’autre – et rien de sinistre, malgré tout.

 

De nombreuses références cinématographiques et littéraires viennent en tête à la lecture du roman. Certaines œuvres vous ont-elles inspirée dans l’écriture ?

J’ai beaucoup lu, beaucoup écouté de musique et regardé de nombreux films, notamment sur YouTube. Les références sont dans mon livre, pour la plupart. Quand je lisais à voix haute, c’est surtout la beauté de la langue qui me frappait, presque indépendamment du sujet du livre. Des noms ? Molière (Le Misanthrope et Tartuffe), Proust, Colette, Sylvia Plath, Georges Perec, Peter Handke, Duras, Nabokov, beaucoup, Philip Roth et Milan Kundera. Rien de particulièrement original, vous voyez. Au cinéma : le Leos Carax de Mauvais sang et Pola X., Arnaud Despleschin et son Comment je me suis disputé m’ont beaucoup fait rêver d’une vie d’étudiante intelligente : celle que je n’ai pas eue. Jean-Jacques Beneix, qui vient de mourir, m’a fait rêver d’amours splendides (37°2 le matin). Et puis j’aime certains films de Jim Jarmusch, Stanley Kubrick (Eyes Wide Shut, notamment pour la scène si sexy où Kidman fait pipi devant Tom Cruise), ainsi que tous ces films noirs américains des années 40 et 50, notamment avec Humphrey Bogart, Richard Widmark et Robert Mitchum, et les blondes fatales, dont Lana Turner, à qui j’aurais tant aimé ressembler. Vous voyez : pas tout à fait de mon temps.

 

Que vous permet le secret ? Vous déclarez ne plus vouloir écrire après La Récitante, notamment par désintérêt total envers un quelconque succès, mais qu’en est-il du plaisir d’émouvoir – ou du moins de toucher quelque chose chez – les lecteurs d’un prochain ouvrage ?

Un lecteur âgé et ironique, rencontré il y a une dizaine d’années, m’a dit qu’un écrivain ne peut séduire qu’en s’effaçant. Je n’ai pas compris sur le coup. Il m’a cité une phrase de je ne sais plus quel penseur qui dit que le succès est un malentendu. Ma lettre liminaire est une façon de me protéger de moi-même, surtout, et d’autrui, qui me fait parfois peur. Je veux préserver cette part de fragilité ou de mélancolie qui m’a fait écrire La Récitante. Un autre livre ? Peut-être, et sans me contredire tout à fait. J’ai compris, une fois mon roman entre les mains, qu’un livre ne dévoile rien de l’auteur, et qu’il n’épuise pas, non plus, la matière dont il est constitué. Les premiers retours que j’en ai m’incitent à sortir un peu de moi-même, à reprendre la plume : on n’écrit donc pas que pour soi… Gratification inattendue ! Je ne cherche pas le secret : c’est le secret qui me cherche…

 

La Récitante
De nos jours, à Paris. Une jeune femme appelée Ève nous fait découvrir son langage et sa vision singulière du monde. Timide, rêveuse, elle est négligée par sa mère qui va d’un homme à l’autre pour son bon plaisir. Pourtant, un soir, Ève l’entend confier à un amant ou ami qu’il est temps de « l’initier ».

Ainsi Ève se trouve-t-elle quelques jours plus tard devant une assemblée de sexagénaires qui l’entourent, assis, patients et silencieux, et devant lesquels elle va accomplir une mission inattendue : « Nous nous réunissons deux fois par semaine afin d’entendre sonner cette langue française en ses états les meilleurs […]. Oui, nous aimons un art qui s’est perdu et qui permet pourtant de maîtriser le temps. Les hommes se sont mis à s’aimer eux-mêmes à outrance : c’est leur propre mort qu’ils aiment. Nous, nous savons écouter – entendre lire : tâche pour laquelle vous êtes là… »

Ce cercle vit sa passion en secret ; ils s’appellent entre eux les « Silentiaires ». Ève enchaîne les lectures des grands textes littéraires devant cet étrange public… en ressentant un plaisir croissant. Mais ce voyage de l’autre côté du verbe ne sera pas sa seule aventure : elle est plus tard admise dans d’autres sociétés souterraines, plus illégales, plus licencieuses, en tout cas plus imprégnées d’un érotisme morbide. Si bien qu’Ève approche, peu à peu, ce danger dont Gabriele D’Annunzio assure qu’il est « le centre de la vie sublime ».

Ce texte relève-t-il de la fiction ? Et même : Ève-Marie des Places ne cacherait-elle pas un secret – irrévélé à son propre éditeur ? Un mélange d’énigme et de malaise rend ce récit unique. Stanley Kubrick l’aurait adoré.

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