Lisez! icon: Search engine
Par Perrin, publié le 09/02/2023

Interview de Benoist Bihan

Historien et stratégiste, Benoist Bihan répond à quelques questions sur Conduire la guerre, un ouvrage novateur co-écrit avec Jean Lopez.

 

Qu’est-ce que l’art opératif ?

Pour définir l’art opératif, il faut d’abord définir ce que sont la tactique et la stratégie. La tactique, c’est la théorie du combat. Elle enseigne comment user au mieux de chaque arme, comment déployer et faire se mouvoir les unités par rapport à l’adversaire et au terrain, comment combiner tout ceci avec un objectif : gagner le combat.

La stratégie, c’est la conduite militaire de la guerre dans son ensemble. Sa question fondamentale est : comment employer les combats pour atteindre les buts de guerre, fixés eux par la politique. Sauf que le combat a sa propre logique : il ne vise que la défaite immédiate de l’adversaire, et s’occupe peu sur le moment de la dimension politique. Il peut même entraîner dans des directions imprévues ou non voulues ! Pour cette raison, il est extraordinairement difficile à la stratégie de harnacher, si l’on veut, le combat aux buts politiques. C’est à cela que sert l’art opératif. Il s’agit d’une discipline, d’une branche de l’art de la guerre dont l’objet est de donner à la stratégie les moyens de mettre les combats au service des buts politiques. Pour cela, il offre au commandant en chef un ensemble d’outils intellectuels qui lui permettent de concevoir une, et généralement plusieurs « opérations », chacune étant une séquence d’actions militaires – combats, manœuvres, et les efforts logistiques afférents – dont la combinaison permet, en atteignant des objectifs intermédiaires – matérialisés souvent en termes d’effets sur l’adversaire ou de géographie : défaite d’une force adverse, prise d’une ville ou d’une région, etc. – d’avancer le stratège sur le chemin, la « ligne de conduite stratégique », menant à l’accomplissement des buts que lui a fixés son souverain – l’autorité politique. C’est sur ce chemin ardu mais passionnant, à la fois historique et théorique, que nous emmenons le lecteur dans le livre.

 

Qu’est-ce qui vous a inspiré l’écriture de cet ouvrage (choix du sujet, éléments historiques…) ?

J’ai découvert l’art opératif il y a une quinzaine d’années, alors que j’étais encore étudiant. Intellectuellement, ce fut une révélation : il y avait là d’évidence une manière complètement neuve d’appréhender l’art de la guerre, mais aussi l’histoire militaire. Plus j’explorais la discipline opérative, plus cela m’amenait à voir autrement les guerres du passé, mais aussi les conflits contemporains sur lesquels je travaillais : Afghanistan, Irak, aujourd’hui Ukraine… L’art opératif permet de remettre au cœur de la conduite de la guerre ce qui y manque le plus souvent : l’intelligence stratégique, qui seule permet de lier l’omniprésente politique et l’inévitable combat. Dès lors, l’idée d’écrire un livre sur le sujet s’est imposée d’elle-même. Mais il restait à trouver la forme juste, pour éviter d’écrire un traité austère et indigeste pour le lecteur. La solution est venue de Jean Lopez, qui a proposé la forme des entretiens, qui permet d’avancer pas à pas et d’expliciter longuement les points les plus complexes.

 

Comment avez-vous travaillé avec Jean Lopez pour écrire Conduire la guerre (échanges avec lui, recherches de documents…) ?

L’ouvrage est né au cœur de la pandémie, en plein confinement, imposant des échanges à distance, mais sinon nous avons procédé comme pour une vraie interview : Jean m’a envoyé sa première question, j’y ai répondu et nous avons itéré à partir de là. Bien sûr, l’entretien progressant nous imposait parfois des retours en arrière, pour repréciser tel ou tel point, et nous avons ménagé des pauses à chaque chapitre – le plan, largement chronologique, s’étant vite imposé comme le plus simple. Ensuite a commencé un long travail de reprise du premier jet : redécouper certaines réponses, en approfondir d’autres, et s’assurer de la cohérence d’ensemble de l’échange. Dans tout ce travail, j’avais mes repères : je savais de quoi il était essentiel de parler, ce qu’il ne fallait pas omettre d’aborder, et nous en parlions régulièrement avec Jean Lopez, qui s’est aussi attaché à ce que nous illustrions largement d’exemples les concepts, parfois abstraits au premier abord, que nous abordions.

 

Pour quelles raisons avez-vous choisi d’écrire sur ce sujet historique ?

D’abord, parce qu’il n’existait aucun ouvrage proposant l’ensemble des notions que permet d’appréhender l’art opératif, ni même aucun ouvrage en langue française traitant de ce sujet. Lorsqu’il est évoqué, c’est le plus souvent pour en livrer l’interprétation américaine dont nous montrons qu’elle n’a pas grand-chose à voir avec le concept initialement élaboré par Sviétchine, et perpétue au contraire une confusion malvenue entre tactique et art opératif, dans laquelle le second n’est plus que la première à plus grande échelle (le théâtre d’opérations au lieu du champ de bataille, pour résumer). Il y avait donc non seulement utilité, mais nécessité de remettre les choses à plat.

Par ailleurs, au-delà de l’histoire stricto sensu, l’art opératif peut surtout représenter pour nos armées, pour notre pays, un outil majeur pour mieux appréhender, et si nécessaire conduire, les guerres d’aujourd’hui et de demain. Le livre n’est pas qu’un ouvrage d’histoire, mais une contribution à la pensée stratégique en France, dont l’actualité internationale souligne, me semble-t-il, l’impérieuse nécessité.

 

Qu’apprend-on en étudiant l’art opératif des grands conflits de l’histoire ?

Que celui-ci n’a été mis en œuvre que rarement ! Il faut, je crois, poser la question autrement : l’art opératif permet de revisiter l’ensemble de l’histoire militaire avec un outil conceptuel nouveau, une grille d’analyse et d’étude renouvelée. Passer à son crible les conflits du passé permet par exemple de mettre en évidence à quel point mettre le combat au service de la stratégie est ardu, et que rares sont les guerres où le combat a réellement pu être employé « favorablement à la guerre », pour citer l’expression de Clausewitz. Pour autant, l’art opératif permet aussi de mettre en évidence le cheminement suivi par les stratèges, de voir comment ils ont essayé, bien que dépourvus de son apport, de penser la conduite de la guerre. Nous donnons de multiples exemples dans le livre de la manière dont politique, stratégie et combat se sont articulés plus ou moins heureusement.

 

Que retient-on de l’écriture de cet ouvrage ?

D’abord, une vraie satisfaction – presque un soulagement ! – d’être, je crois, parvenu à rendre intelligible une notion très complexe. Je suis bien conscient que le livre réclame un lecteur attentif, mais il me semble que cet effort sera payant. Ensuite, deux espoirs. Le premier est que des historiens se saisissent de l’outil intellectuel formidable qu’est l’art opératif pour étudier à son aune les guerres du passé : nul doute qu’il y aura matière à renouveler l’historiographie pour certaines d’entre elles. Le second est plus actuel, je l’ai déjà évoqué : que le livre serve le débat stratégique français.

 

Perrin

Lisez maintenant, tout de suite !