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Par Lisez, publié le 26/09/2019

Jorge Comensal : "Je voulais briser le silence qui entoure le cancer avec de la légèreté"

Dans Les Mutations (éd. Les Escales), son premier roman, l’auteur mexicain Jorge Comensal raconte l’histoire de Ramón, avocat brillant forcé au silence par un cancer ravageur et une ablation de la langue. De passage en France, l’écrivain a répondu à nos questions.

C’est l’histoire de Ramón, un avocat bien établi, marié et père de deux adolescents. Un homme heureux, aimé, à qui la vie a réussi. Mais très rapidement, tout s’effondre. Car l’avocat est atteint d’une forme rare de cancer et doit subir une amputation de la langue. Lui qui gagnait sa vie grâce à son éloquence ne peut plus s’exprimer. Premier roman du Mexicain Jorge Comensal, Les Mutations raconte de manière précise la rapidité avec laquelle le cancer peut bouleverser des vies. Mais point de sentimentalisme ici. Le but de Jorge Comensal était plutôt de montrer que le tragique peut être traversé par des éclats de vie. Alors il a injecté à son roman de l’humour et du second degré, notamment au travers du personnage de Benito, un perroquet mal-embouché adepte de grossièretés et double à plumes du héros. La place que l’on accorde au langage, la place que prend la maladie dans nos vies, mais aussi la place de l’homme dans la société… Jorge Comensal nous raconte l’histoire qui se cache derrière son livre.

La société actuelle est hyperactive. Nous communiquons vite, nous parlons beaucoup et surtout, nous donnons notre avis tout le temps sur tout. Ramón est soudainement contraint au silence, il n’a plus la possibilité de s’exprimer. Est-il possible de garder sa place dans un monde qui a plus que tout peur du silence ?

Toutes nos relations dans la société passent par le langage, qu’il s’agisse des relations avec notre famille, nos collègues de travail ou un commerçant. Sans le langage, nous sommes exclus de la société. Quand j’étudiais à l’université, j’ai travaillé avec des personnes qui souffrent de lésions cérébrales. Ces lésions ont un effet sur le langage, elles empêchent de s’exprimer. C’est en travaillant avec ces personnes que j’ai commencé à me rendre compte qu’il était compliqué d’exister dans la société sans le langage. C’est quelque chose qui se perçoit même plus simplement lorsqu’on est dans un pays étranger. Là, j’essaie de vous parler en français mais je sens une barrière, une difficulté, et pour moi c’est énervant. Alors imaginez si un jour vous ne pouvez plus parler du tout…

Quand vous avez commencé à réfléchir à l’écriture de ce livre, qu’est-ce qui vous intéressait le plus ? La question du langage ? La question du cancer ? Ou les deux sujets étaient-ils intrinsèquement liés ?

Ce qui m’a d’abord intéressé c’était le langage. Mais j’étais également obsédé par le cancer. C’est quelque chose qui me faisait très peur. Et je pense que le cancer est de toute façon une obsession de notre société. C’est une maladie très significative de notre époque. On se dit que nous allons tous finir par mourir d’un cancer. Dans ma famille, ce sujet est tabou. Mais je pense qu’il l’est de manière générale dans la société mexicaine. On pense que cancer et mort sont synonymes et donc on ne veut pas en parler. Mais tous les gens que je connais ont était en contact avec le cancer de près ou de loin. Dans les films ou dans la littérature, le cancer est souvent mis en scène mais toujours pour raconter autre chose, par exemple une histoire d’amour dans laquelle l’un des deux amoureux aurait le cancer. Moi je voulais vraiment mettre cette maladie au centre de mon intrigue. A travers les mots je voulais transformer la relation que nous avons à elle.

Votre roman peut-aussi être vu comme une exploration du genre masculin et de la culture mexicaine. Ramon est un homme qui a sa place dans la société, qui est écouté, respecté de tous. C’est un homme fort, le chef de famille. Mais avec le cancer, il perd sa place dans la société, on ne l’écoute plus, il est comme émasculé. Cette approche était-elle consciente ou inconsciente ?

C’était tout à fait conscient de ma part. Le drame qui arrive à Ramón le pousse à explorer sa vie intérieure. On comprend qu’il ne ressent pas de tristesse, qu’il n’a pas peur de ce qui lui arrive. La seule chose qu’il ressent c’est la colère. Il est indigné par tout ça. Et j’ai l’impression que la seule émotion que les hommes s’autorisent à ressentir c’est la colère. Ramón n’arrive pas à faire face au concept de sa propre mortalité parce que s’il y faisait face, il aurait peur. Donc il trouve d’autres moyens de gérer ses problèmes. Il y a une scène dans laquelle il se sent offensé par les propos de son frère. Comme il ne peut pas parler, il a recours à la violence pour se faire entendre. C’est quelque chose de très commun pour les hommes. Nous n’osons pas parler de ce que nous ressentons. Et quand nous n’avons pas les mots pour exprimer nos émotions, nous nous mettons en colère.

L’un des personnages principaux de votre roman s’appelle Benito. C’est un perroquet abîmé par la vie et amateur de grossièretés. Il est à l’image de Ramón sauf que lui a encore l’usage de la parole. Que représente-t-il ce perroquet ? Une sorte de colère ?

Ramón et Benito sont les premiers personnages qui me sont venus en tête. Et tout de suite, j’ai imaginé que ce perroquet était grossier. Et pour moi, il ne représentait pas la colère. Il représentait plutôt une forme de libération. Souvent, quand une personne est atteinte d’un cancer, l’atmosphère autour d’elle change. Sa famille marche sur des œufs, il y a des non-dits partout, et tout est triste. Et moi, je voulais repousser cette obscurité, faire entrer la lumière. A chaque fois que Benito parle, il change un peu plus l’atmosphère de la maison. Toute cette solennité, toute cette peur, tout cela est repoussé. Je pense que nous avons une relation malsaine au cancer parce que nous refusons d’en parler. Il arrive même que les médecins ne le disent pas au patient directement, ils préfèrent en parler à la famille. Du coup, tout le monde sait que la personne est en train de mourir mais personne n’en parle. Je voulais vraiment briser ce silence mais avec légèreté et humour. Et c’est ce que fait Benito.

Benito n’est pas le seul personnage qui insuffle de l’humour au roman. Il y aussi Elodia, la domestique très croyante et Teresa, la psychanalyste adepte des gâteaux au cannabis. Si l’histoire est tragique, vous réussissez à ne jamais tomber dans le pathos. Étais-ce parfois compliqué de parler d’un tel sujet et de rester drôle ?

Oui, on peut dire ça. Le manuscrit original faisait 300 pages de plus mais je trouvais le résultat final trop sombre. Donc, j’ai coupé. Je voulais arriver à un résultat équilibré entre le tragique et la légèreté. Et surtout, mon objectif était de montrer que la vie continue. Oui, une personne est malade, c’est dramatique. Mais il est aussi important de rire de ce qui nous arrive. On peut vivre une situation très gênante, ou quelque chose d’affreux. Mais peut-être que demain ou dans un mois, on aura la capacité d’en rire. C’est en tout cas la vision que je porte sur le monde et ce que j’ai voulu montrer dans mon roman.

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