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Par Lisez, publié le 28/02/2023

La traduction littéraire - Un métier de l'ombre essentiel dans la rencontre avec l'autre

Rendez-vous avec, Rose Labourie, une des jeunes traductrices de l’allemand les plus importantes du moment

 

Ces dernières années, la traduction littéraire s’est largement professionnalisée. L’expertise du traducteur littéraire – mais, le plus souvent, ce sont des traductrices littéraires ! – en tant que passeur entre les cultures est précieuse et son rapport intime au texte, auquel il donne une deuxième langue, source d’inspiration. Ce métier de l’ombre est un incontournable dans la rencontre avec l’autre, et gagne à être mis en lumière. Ne dit-on pas que la traduction est la langue commune de l’Europe ?

La nouvelle plateforme et maison d’édition Les Argonautes œuvre à promouvoir le rôle important que jouent ces grands spécialistes. Avec leur expertise et leur passion ils garantissent la diversité de notre paysage littéraire en donnant une voix française à des auteurs venus d’ailleurs. C’est pourquoi, en partenariat avec Lisez !, Les Argonautes vous proposent de partir à la rencontre de Rose Labourie, une de ces traductrices excellentes sur lesquels peuvent s’appuyer les éditeurs de littérature allemande, autrichienne et suisse.

Rose Labourie a eu la gentillesse de répondre à quelques questions sur son métier, sur les livres qu’elle a traduits et sur les spécificités de son travail entre deux langues et deux cultures. Un entretien à découvrir absolument pour en savoir plus sur cette profession fascinante qui est la traduction littéraire.

 

Les Argonautes : Vous êtes une des jeunes traductrices littéraires de l'allemand les plus prisées. Pouvez-vous nous parler un peu de votre parcours ?

J’ai suivi des études de lettres classiques, à l’École Normale Supérieure et à la Sorbonne, avec une spécialisation en allemand. En parallèle, j’ai effectué plusieurs stages en France et en Allemagne, dans des institutions culturelles et dans des maisons d’édition. La traduction, c’était le métier dont je n’osais pas rêver : il me semblait compliqué d’en faire une activité à plein temps. À la fin de mes études, je me suis dit que c’était le moment ou jamais de tenter ma chance, quitte à me tourner vers un emploi salarié si la traduction ne fonctionnait pas. C’était il y a bientôt dix ans. Je me sens très privilégiée d’exercer ce métier, même s’il faut bien dire que les conditions de travail sont de plus en plus difficiles.

 

« La traduction est pour moi avant tout un travail sur le français. »

 

Les Argonautes :  Est-ce vous qui proposez des projets aux éditeurs ou bien est-ce plutôt eux qui viennent vers vous ? 

Depuis que j’ai commencé à traduire, ce sont principalement les maisons d’édition qui me proposent des textes.

 

Les Argonautes : Que lisez-vous quand vous ne traduisez pas ? Connaissez-vous bien la sphère littéraire allemande ou, pour vous, est-ce plus important de connaître celle de la France ?

En traduction, l’un ne va pas sans l’autre – je fais en sorte de me tenir au courant de l’actualité littéraire allemande, et je continue à lire beaucoup en français, de la littérature de toutes les époques, car la traduction est pour moi avant tout un travail sur le français. Je trouve indispensable d’enrichir constamment mon répertoire personnel de mots, tournures, expressions, pour éviter les tics de langage qui menacent les traducteurs.rices comme les auteurs.rices et rendre avec le plus de justesse possible l’éventail des plumes que je suis amenée à traduire.

 

Les Argonautes : Vous avez traduit Le Chat, le Général et la Corneille, de l'autrice allemande d'origine géorgienne Nino Haratischwili. C'est une histoire qui se déroule en Russie, lors de la guerre en Tchétchénie et à Berlin. Est-ce difficile pour une traductrice de passer ainsi d'une culture, d'une époque à l'autre ? 

Les traducteurs.rices disposent aujourd’hui d’un outil formidable pour mieux appréhender le cadre géographique, historique, culturel d’une intrigue : je me sers beaucoup d’internet pour me renseigner sur les lieux, les événements, les coutumes évoquées dans les textes que je traduis, ce qui facilite l’immersion. Par ailleurs, ce mouvement de balancier, d’aller et retour entre différents mondes, est par nature celui de l’activité de traduction, je n’étais donc pas perdue dans le roman de Nino Haratischwili.

 

Le chat, le général et la corneille
Le Chat, lé général et la Corneille, trois personnages aux destins liés pour une fresque puissante sur fond d’effondrement soviétique.

 

Les Argonautes : Le fait que l'allemand n'était pas la langue maternelle de l'autrice a-t-il eu des conséquences dans votre travail de traduction ?

Je crois que chaque auteur.rice a sa langue propre, et j’essaye donc d’aborder chaque texte comme un système à part entière. En ce sens, le fait que l’allemand soit ou non la langue maternelle d’un.e auteur.rice n’est pas plus ni moins décisif qu’une autre de ses spécificités stylistiques, puisque qu’aucun auteur.rice ne parle ni n’écrit la même langue qu’un.e autre.

 

« J’essaye donc d’aborder chaque texte comme un système à part entière. »

 

Les Argonautes : Cette histoire de vengeance et de repentance qui suit la guerre en Tchétchénie écrit il y a quelques années déjà semble résonner différemment avec les lecteurs aujourd'hui que les Russes sont à nouveau en guerre, cette fois-ci avec l'Ukraine. Est-ce que pour vous l'actualité joue un rôle dans la traduction littéraire ?

L’actualité va bien sûr se répercuter sur la manière dont je traduis, au même titre qu’un film que je viens de voir, une conversation que j’ai surprise dans la rue… que cette influence soit consciente ou non. Je suis souvent étonnée de constater les résonnances entre ce que je traduis et ce qui m’entoure. Je suis en train de finir de traduire un roman allemand écrit au milieu du siècle dernier, et un chapitre est notamment consacré à l’épidémie de grippe espagnole de 1918. Il est certain que je n’aurais pas traduit ce chapitre il y a trois ans, avant la pandémie, de la même façon que je le fais aujourd’hui. En même temps, ce que je trouve particulièrement intéressant dans un texte, c’est ce qu’il y a en lui d’intemporel : en l’occurrence, au-delà du contexte de l’intrigue, le roman de Nino Haratischwili pose l’éternelle question de l’origine du mal. C’est également l’un des sujets auxquels s’attache Chris Kraus dans La Fabrique des salauds.

 

La fabrique des salauds
Dans un hôpital bavarois, Koja Solm, vieil homme avec une balle nichée dans la tête, décide de raconter sa vie à son voisin de chambre, un jeune hippie pacifiste. Son enfance à Riga, dans les années 1920, sa carrière dans l'Allemagne nazie, puis comme espion dans la jeune République fédérale. Sa relation destructrice avec son frère aîné, Hubert. Leur amour commun, dévastateur, pour leur sœur adoptive, Ev, d’origine juive. Un ménage à trois électrique nourri de sang, de passion et de larmes, une histoire qui va épouser tout un pan du XXe siècle, de Riga à Tel Aviv en passant par Auschwitz et Paris.

 

Les Argonautes : Nino Haratischwili est une star en Allemagne. Ses romans La huitième vie (Ed. Piranha, puis Folio), traduit par Monique Rival et Barbara Fontaine, mais également Le Chat, le Général et la Corneille(Ed. Belfond), y sont des best-sellers. Un tel succès change-t-il la façon dont vous approchez (appréhendez ?) un texte ? 

Quelle que soit la manière dont un texte a été reçu dans son pays d’origine, je ressens la même intimidation au moment de me plonger dedans, et c’est la même intimité qui se créée ensuite au fil du travail de traduction. On pourrait éventuellement penser que le succès d’un livre va changer la relation entre le.a traducteur.rice et l’auteur.rice, qui aura alors moins de temps à consacrer aux sollicitations diverses. Dans les faits, j’ai constaté qu’il n’y avait pas systématiquement de lien de cause à effet, et Nino Haratischwili est un excellent contre-exemple, car bien que traduite dans le monde entier, elle s’est montrée extrêmement disponible pour répondre à mes questions.  

 

Les Argonautes : La fabrique des salaudsde Chris Kraus a bénéficié d'un succès retentissant en France, mais a été moins bien accueilli par la critique allemande. Comment expliquez-vous de telles différences ? 

C’est une question passionnante et presque insoluble. Il me semble évident que le sujet a joué, car la question de la culpabilité transgénérationnelle est encore plus sensible en Allemagne qu’elle ne l’est en France. Selon Chris Kraus, qui a répondu à cette question en interview, les Français seraient particulièrement réceptifs à l’ironie caractéristique de ce roman. Le titre y est sans doute également pour beaucoup : en allemand, le roman s’appelle Das kalte Blut, littéralement Le Sang froid. La maison d’édition française a choisi de le publier sous le titre accrocheur de La Fabrique des salauds, qui avait l’avantage de donner d’emblée une grille de lecture au lectorat français en mettant en lumière cette fameuse ironie.

 

Les Argonautes : Les réactions, très positives en France, face à ce roman fortement inspiré par l'histoire familiale de l'auteur, et qui résume une partie impressionnante de l'histoire allemande du vingtième siècle, vous ont-elles surprise ?

Oui et non. Non car j’ai été dès le départ intimement convaincue par la qualité de ce roman. Et oui car il s’agissait tout de même d’un roman allemand de près de 1000 pages ce qui, sur le papier, n’était pas forcément gage de succès commercial. L’écho qu’a rencontré ce texte était à la fois complètement inattendu et amplement mérité. 

 

« Pour traduire un texte long, encore plus que pour un texte court, il faut savoir faire preuve à la fois d’ambition et d’humilité. »

 

Les Argonautes : Le roman de Nino Haratischwili a presque 600 pages, celui de Chris Kraus, La fabrique des salauds, en a même plus de mille. Y a-t-il des différences notables entre traduire un livre court ou un livre long ?

Traduire un texte long est indéniablement un exercice particulier qui demande une méthode et une rigueur propres. Dompter la masse est en soi un défi. Ce que je veux dire, c’est qu’un texte long est plus long à traduire non seulement parce qu’il possède plus de mots, mais aussi parce que cela implique une certaine gymnastique au sein du texte. Quand je traduis un roman de plusieurs centaines de pages, je ne peux pas me passer de certains outils : j’utilise par exemple un lexique dans lequel je note au fur et à mesure la ou les traduction.s choisie.s pour certains termes ou expressions. Pour traduire un texte long, encore plus que pour un texte court, il faut savoir faire preuve à la fois d’ambition et d’humilité.

 

Les Argonautes : Vous traduisez plusieurs grands auteurs allemands et notamment Ferdinand von Schirach (Gallimard) et la formidable Julie Zeh (Actes Sud). Avez-vous quelque chose à nous dire sur la création littéraire allemande du moment ? Selon vous, y a-t-il des tendances et des développements récents à constater ?

Il est certain que les différentes crises – sanitaires, sociétales, géopolitiques, environnementales – que nous sommes en train de vivre ont des répercussions sur la littérature allemande contemporaine, à la fois dans les thèmes choisis et dans la manière dont ils sont abordés. Ferdinand von Schirach et Juli Zeh sont des cas d’école, car ce sont deux auteurs à la fois très réactifs et très prolifiques qui ont publié des ouvrages traitant de la pandémie en un temps record. Un autre exemple que je trouve symptomatique, c’est le roman récompensé par le Deutscher Buchpreis 2021, Blaue Frau d’Antje Ravic Strubel, qui traite de sujets puissamment actuels avec un mélange de lyrisme et de sobriété. Par sa vision des rapports de force dans l’Europe du début du XXIe siècle, ce texte a quelque chose d’extrêmement contemporain, et même de visionnaire, encore plus aujourd’hui qu’à sa sortie en Allemagne il y a deux ans. J’en parle avec d’autant plus d’enthousiasme que c’est un des romans qui m’attendent sur ma table de travail.

 

Les Argonautes : Quel grand roman européen auriez-vous aimé traduire et pourquoi ?

J’ai été très marquée par la lecture de Confiteor de Jaume Cabré, un roman au souffle irrésistible qui remonte aux origines de l’Europe pour tenter de comprendre comment elle a pu devenir le théâtre du mal absolu (on y revient toujours), magistralement traduit par Edmond Raillard.

 

Découvrez davantage de traducteurs de la littérature européenne, de sélections et de recommandations sur la Carte des Argonautes !

 

 

La Carte des Argonautes permet d’explorer la littérature européenne d’une nouvelle manière. Elle répertorie les traductions en français des grands romans européens, permet de dénicher des pépites et d’échanger autour des trésors littéraires de tout un continent. Chacun peut y participer en suivant les conseils des experts ou en ajoutant lui-même des coups de cœur à la Carte. 

 

 

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