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Par Perrin, publié le 22/04/2020

Philippe Boulanger : "La géographie militaire a un bel avenir devant elle, mais aussi de nouveaux défis à relever"

Philippe Boulanger, professeur des universités à la Sorbonne, tente à travers un ouvrage synthétique La géographie, reine des batailles, de dessiner l’histoire de la géographie militaire, jusqu’au mutations qu’elle connaît depuis la révolution numérique. Interview.

La géographie a toujours été une préoccupation des princes et des stratèges. La connaissance de l’environnement, des itinéraires, des ressources, des cités fortifiées, est un des fondements des conquêtes et de gouvernance territoriale : c’est chose entendue depuis l’Antiquité. Pourtant, la géographie militaire reste peu connue des historiens.


Pourriez-vous nous expliquer ce qu’est la géographie militaire ?

La géographie forme le socle de toute culture militaire. C’est cette approche que je tente de traiter dans cet ouvrage. Comme la géographie est à l’origine de la victoire ou de la défaite lors d’une bataille ? Mais plus globalement, l’ouvrage propose de comprendre la géographie comme un savoir stratégique, à la fois une aide à la décision et un soutien aux forces dans les armées modernes. Ce savoir stratégique s’est constamment renouvelé en fonction non seulement des transformations technologiques militaires mais aussi des situations et des hommes.

En somme, tout militaire, qu’il soit aviateur, sapeur du génie ou marin, est géographe par la nécessaire prise en compte des éléments physiques et des milieux naturels comme des communautés humaines sur le terrain.

A partir de quand la discipline se développe-t-elle ?

Si les données physiques et humaines employées à des fins militaires sont mentionnées dès les premiers traités de stratégie, dont L’Art de la guerre de Sun Tse au Ve siècle av. J. C., il faut surtout attendre le XIXe siècle pour voir le raisonnement géographique devenir plus rationnel. A partir du XIXe siècle, des écoles de pensée de géographie militaire se développent dans toute l’Europe, d’abord dans les pays méditerranéens puis dans les États germaniques. Parallèlement, les services de topographie-cartographie sont réorganisés et rattachés directement aux États-majors. Ce qui montre bien la place essentielle occupée par les géographes-cartographes militaires pour le décideur militaire.

Aujourd’hui, toutes les armées modernes disposent de services géographiques dédiées à la collecte, l’analyse, la production et la diffusion d’informations géographiques. Avec le développement des opérations extérieures, le besoin de géographie militaire s’est accentué pour comprendre des territoires peu cartographiés ou peu connus des États-majors que ce soit dans les Balkans dans les années 1990, en Afghanistan en 2001 et en Afrique de l’Ouest. La connaissance géographique devient une priorité stratégique tandis que sa dimension opérationnelle s’est ainsi renforcée depuis les années 1990. Plus que jamais, la géographie est un savoir stratégique, héritage d’une longue évolution.

Quelles évolutions la révolution numérique et les nouvelles technologies induisent-elles sur la discipline ?

La géographie militaire occidentale connaît une période de modernisation sans précédent aujourd’hui. Avec l’apport des nouvelles technologies numériques et spatiales, les outils et les savoir-faire ne cessent d’évoluer. Les données numériques géographiques doivent être plus nombreuses et précises sur des surfaces plus étendues pour le fonctionnement des drones et des avions de chasse, des armements de pointe (missiles), des systèmes d’information et de commandement ou des radars de détection. Le livre montre que la géographie militaire doit répondre à de nouveaux enjeux au profit des armées. Comment prendre en compte les données géographiques pour les besoins opérationnels par exemple ? Quels sont les défis de la géographie militaire aujourd’hui et dans les prochaines années ?

L’une des mutations en cours depuis plusieurs années porte sur le développement du Geospatial Intelligence (Geoint) désignant l’emploi de l’imagerie spatiale mais qui se révèle être un champ d’activités beaucoup plus large que sa simple traduction. Le Geoint repose sur la fusion des données liées à la cartographie traditionnelle, l’imagerie spatiale, la synthèse d’informations provenant de multiples capteurs, la géolocalisation en temps réel et l’analyse géopolitique. Il devient une discipline de synthèse au centre d’un ensemble d’activités liées à l’information, la représentation cartographique et l’analyse spatialisée. Il est donc porteur de transformations puisqu’il participe à repenser la conception même de la géographie.

Utilisé d’abord pour les opérations militaires et la sécurité des intérêts américains, son usage s’est élargi à la gestion de crises (Ebola en Afrique de l’Ouest, Covid 19 plus récemment). Dans les années 2010, bien d’autres pays en ont adopté les principes en les adaptant à leur propre culture militaire et à leurs besoins comme l’Angleterre, l’Allemagne et les États émergents (Chine, Inde, Russie). Il existe ainsi une véritable géopolitique du Geoint que le livre aborde, une compétition entre les puissances militaires pour disposer de la supériorité informationnelle. Le Geoint est ainsi au cœur du New Space (développement des nouvelles constellations de satellites), du Geospatial Dominance (cartographie et géolocalisation) ainsi que de la nouvelle Information Dominance liée au Big Data et l’Intelligence artificielle. En France, par exemple, la création du Centre de renseignement géospatial interarmées au Ministère des armées, en 2014, témoigne d’un intérêt croissant pour ce secteur d’activités. Mais bien d’autres ministères concernant la gestion de crises tendent aussi à développer des capacités Geoint en raison du besoin croissant de connaissances géolocalisées et précises. La géographie militaire a donc un bel avenir devant elle, mais aussi de nouveaux défis à relever.

 

Découvrez le nouveau livre de Philippe Boulanger, La géographie, reine des batailles, paru le 12 mars 2020 aux éditions Perrin.

La géographie, reine des batailles
La géographie a toujours été une préoccupation des princes et des stratèges. La connaissance de l’environnement physique, des itinéraires, des ressources, des cités fortifiées, des populations à administrer, notamment, est en effet un des fondements des conquêtes et de la gouvernance territoriale : c’est chose entendue depuis l’Antiquité – Sun Tzu, en particulier, y consacre de longs développements dans L’Art de la guerre et Jules César, dans La Guerre des Gaules, atteste de l’exploitation tactique du terrain dans la manœuvre. Il a fallu cependant attendre le xixe siècle pour rationaliser les éléments de connaissances géographiques en Europe et assister à la naissance d’une géographie purement militaire : elle devient, parmi d’autres, un moyen de lutter contre l’occupation de territoires par les armées napoléoniennes.
Engagements militaires sur plusieurs théâtres d’opérations, sécurisation du territoire national face à la menace terroriste, bouleversements géopolitiques et géostratégiques régionaux, cartographies des infections, des virus et des bactéries, gestion des catastrophes naturelles, appui à la connaissance des zones à reconstruire, connaissance des cultures locales… Aujourd’hui au cœur de la révolution numérique et cartographique, et forte de nouveaux outils de haute technologie – comme les satellites de navigation permettant la géolocalisation en temps réel –, la géographie militaire connaît de profondes mutations.
Philippe Boulanger analyse ces changements avec maestria et nous guide dans ces territoires peu connus de l’historien, revenant sur l’invention de cette géographie spécifique, sur ses liens avec les opérations militaires et sur son avenir.

 

Perrin