C'était la combattante la plus douce que j'aie connue et la princesse la plus guerrière qu'on puisse imaginer.On l'a tirée d'un monde enchanté pour l'envoyer au milieu des barbares, dans cette guerre totale où l'on employait tous les moyens. Elle a combattu, plus et mieux que d'autres, dans ce combat sans nom, celui des codes secrets, des assassinats dans la nuit et des salles de torture. Les princesses, en général, ne se donnent que la peine de naître. Pour nous, elle s'est donné la peine de mourir. Dans notre monde sans mémoire, la mémoire des héros s'estompe. Mais pour moi, Noor est toujours vivante. À l'aube, quand le premier feu de la journée crépite dans la cheminée et que la mer s'est retirée, je vois son visage flotter sur les vagues. Au crépuscule, quand le soleil disparaît derrière les îles, il est encore là.À Granville, où j'écris face à l'ouest, loin d'Omaha Beach, ma plage normande à moi, l'Anglais bizarre exilé dans le Cotentin, ressemble à celle du 6 juin. C'est peut-être pour cela que je l'ai choisie… Les rouleaux d'écume partent au large et le sable mouillé réfléchit les nuages. Sur les collines qui bordent la côte, il y a les bunkers. De mon rocher qui avance vers l'eau, on prend la baie en enfilade. Si bien que, tous les matins, je peux scruter l'horizon, à la recherche de la flotte alliée, qui aurait pu débarquer là comme à Courseulles ou Arromanches. Cette aurore du 6 juin, chaque jour la marée la fait revivre devant ma maison sur le sable. C'est pour elle que Noor s'est sacrifiée. L'aurore de la liberté… Elle en rêvait au fond de sa prison, elle qui n'a connu que la nuit.L'avenir de Noor, c'était la musique, les poèmes, les pages qu'on noircit dans la fièvre et les tremblements de l'âme. Pourquoi s'est-elle jetée dans cette mêlée alors que rien ne l'y obligeait? Pourquoi a-t-elle choisi la pire des batailles, celle qu'on livre sans uniforme et sans loi? Pourquoi a-t-elle affronté le risque le plus grand, elle qui vivait dans la sérénité des livres et des accords de harpe? Pourquoi a-t-elle sondé les profondeurs les plus noires de l'humanité, elle qui n'en connaissait que les cimes? Pourquoi s'est-elle battue pour nous, elle qui venait de si loin? Pourquoi est-elle morte pour une idée, elle qui ne connaissait que les dieux de l'Orient?Aujourd'hui, la France et l'Angleterre l'ont oubliée et ses camarades avec elle. Pourtant si nous sommes sortis de l'enfer, c'est aussi parce qu'elle nous a pris la main. Aujourd'hui, 6 juin 1964, est un anniversaire. Notre anniversaire. J'ai décidé, finalement, d'écrire son histoire. Parce qu'elle mérite un meilleur cénotaphe que cette plaque noircie par la pluie et la fumée au fond d'une impasse de Londres.