C'est le monde obscur, hostile, abrupt, où l'on avale crûment la viande et le poisson, déchirant les fibres entre ses dents. Aucune flamme n'éclaire les figures au fond de la caverne ou de la case. On s'aventure à tâtons en se heurtant dans le noir. L'angoisse décuple les appréhensions. Le froid enchape les épaules. On s'enroule sous la fourrure des bêtes, collés étroitement dans le mélange des chaleurs corporelles, des souffles bruyants et des remuements du sommeil.L'idée vient ensuite de chauffer les morceaux de gibier en les serrant sous ses aisselles ou de les faire cuire à demi sur des pierres brûlantes au soleil. Cette étincelle d'inspiration (comme si le feu était d'abord intérieur) semble participer obscurément d'une volonté instinctive ou de l'impulsion confuse de s'affranchir de sa condition, de passer à un autre point de son développement. Mais, à l'intérieur des abris, l'obscurité reste entière, épaisse, presque palpable.Comme le feu n'existe pas originellement sur la Terre, il va venir des autres mondes, il va surgir de l'en deçà ou de l'au-delà. Le feu jaillit des entrailles de la Terre lors des éruptions volcaniques; la foudre s'abat dans le chemin brisé et luminescent de l'éclair, parmi les fracas du tonnerre résonnant comme un charroi effroyable au ceux des collines. La foudre embrase des broussailles, un arbre, un coteau d'herbes sèches. On récolte des tisons, on s'enfuit avec une branche enflammée. Ce sont alors des récits de gardiens ou de gardiennes du feu dont la vigilance se relâche à la longue et qui se réveillent un matin, face à la désolation des braises mortes. Devant un amas de cendres dont ils se couvrent le visage et le corps, prenant l'aspect de spectres, fondus, confondus, endeuillés dans les ténèbres.Pour qu'il appartienne vraiment aux hommes, tout se passe comme si le feu devait être nécessairement perdu avant d'être retrouvé, recrée dans son mystère et sa magie, reproduit à volonté par percussion de pyrites de fer ou de silex, par frottement de deux bâtons, ou dans le va-et-vient de la scie-à-feu faisant courir une fibre d'arbre dans l'entaille d'un bois de même essence. Une fumée se délie assez rapidement et les premières étincelles sont recueillies sur une touffe de mousses sèches ou un morceau d'amadou, substance poreuse et particulièrement inflammable d'un champignon polypore. L'humanité première se distingue alors de l'animalité en passant du cru au cuit. La nuit, les flammes se reflètent sur les figures, ajoutant aux traits la matière mince d'un rêve d'or. Fascinantes, hypnotiques, dansantes, images mêmes de l'insaisissable et de l'indicible, ces flammes font vaciller en même temps de grandes ombres sur les parois. Créant la première fantasmagorie domestique, le feu creuse ses cavernes rougeoyantes dans la souche d'arbre et la nuit remue jusque dans les cavités de la mémoire et de l'imaginaire.