Pour une certaine raison, il est assez content. Il a un béguin, qui lui tient chaud au cœur, bien que peu avouable. Il aime une femme mariée. Il rêve d'elle toutes les nuits et ne l'oublie pas le jour. Certains soirs, il songe à sa belle et à la mort. Les Russes ont la bombe atomique depuis un an, la guerre vient d'éclater en Corée. Elle risque de devenir mondiale et de s'achever sous un déluge de feu qui n'épargnera personne. Il se dit, et il n'est pas le seul, qu'il aimerait bien connaître l'amour avant d'être changé en fumée. Vivre l'amour, enfin, celui que la main atteint et que le corps partage. Passer une nuit entière dans le lit d'une jolie femme. Après ça, la planète pourra sauter !
Sa dulcinée vit seule, son mari l'a quittée, circonstance qui atténue le péché et laisse à Gil un bout d'espoir. Mais elle a presque trente ans. Ou un peu plus de trente ans. Il ne sait pas au juste et il n'a pas le courage de se renseigner. Elle a l'air plus jeune que certaines femmes de vingt-cinq ans. Elle est menue, vive, blonde, elle a de grands yeux bleus, presque violets. Elle serait la plus jolie d'Aquitaine et de Paris, si quelques dents gâtées n'abîmaient son sourire, oh à peine, et puis ça la rend plus humaine. Mais elle a un adorable petit nez. Le nez gâche souvent les plus fières beautés : celui de la dame que Gil aime pimente et parfait la sienne. Elle a du monde au balcon, des genoux à vous précipiter dans les tourments éternels, et elle oublie souvent de les cacher. Seigneur, si elle les ouvrait pour moi et que mon cœur éclate sur le pas de la porte… Eh bien, je mourrais dans ses bras et je ne saurais jamais si les Russes et les Américains ont foutu le feu au monde, à la fin !
Voilà. Il était déjà amoureux à seize ans. Maintenant, il la voit plus souvent, presque tous les jours. Elle est gentille avec lui, un peu chineuse, un peu tendre aussi, mais à la façon d'une grande sœur. Pour elle, il n'est qu'un petit garçon tout juste en âge de porter des pantalons longs. Une fois, tout de même, il a chipé au vol une réflexion consolante qu'elle lançait à sa mère… Car elle est aussi la meilleure amie de Félicia Jallas, ce qui multiplie les occasions de la rencontrer, mais aggrave l'embarras de Gil et aiguise son supplice. Elle l'appelle “ ma doucette ”, un nom de salade. Gil est très gêné. Elle a dit : “ Oh, ma doucette, je ne sais pas si tu as remarqué, ton fiston commence à devenir beau gars. Ça ne nous rajeunit pas ! ”
La vie est compliquée, il faudrait lire mille romans pour s'y retrouver. Et encore, les romans… La réalité est peut-être pire, va savoir. Il est heureux de rester à Saint-Veillant. Il ne perdra pas de vue les grands yeux violets, le nez mutin et le corsage plein. D'un autre côté, il aimerait s'en aller vivre dans une grande ville, comme n'importe quel héros de roman. Il croiserait par centaines des jeunes filles et des jeunes femmes, il finirait par se trouver un nouvel amour et oublier Marie.