RÉSUMÉ
Mathilde plume les volailles de la reine Marie-Thérèse, la femme du roi, qu’on surnomme l’Espagnole parce qu’elle a des suivantes et des chiens pareillement nains, qu’elle prononce « cétté poute » en parlant de Mlle de La Vallière, la maîtresse de son mari, et qu’elle se barbouille à toute heure de chocolat chaud. Lorsque le roi est au château avec sa famille, ce qui n’est guère plus de deux fois le mois parce qu’il réside principalement au Louvre ou à Saint Germain, Mathilde plume en moyenne quinze poulets, faisans, oies, canards, pintades par repas, plus les cailles, les ortolans, les grives et les palombes lorsque c’est la saison. A Blanche qui veut tout savoir sur tout, elle explique que Versailles n’est pas un palais, mais une cour des Miracles et un bordel. Blanche connaît la cour des Miracles, le parrain de Batiste y loge et une fois elle est allée jouer avec les enfants qu’il dresse à mendier. Par contre, elle ignore ce qu’est un bordel. Au coin d’un feu de tourbe et de feuilles sèches, après un premier souper où elle a partagé avec les arrivants une soupe de lentilles d’eau au fort parfum de vase, Mathilde raconte.
La reine Marie Thérèse est blonde, grasse et bête. Elle aime passionnément le roi son mari qui est également son cousin germain. Ce mari l’a épousée par raison d’Etat, il travaille assidûment à l’engrosser et la trompe tout aussi assidûment. Depuis trois ans et malgré les hauts cris poussés par la reine mère, il s’affiche avec Louise de La Vallière, qui est blonde, maigre et naïve, pour cacher qu’il lutine Henriette d’Angleterre, la femme de son frère, qui est maigre, brune et spirituelle. Philippe d’Orléans, le frère, lutine de son côté le chevalier de Lorraine, un démon dans une peau de séraphin qui à vingt ans a déjà couché avec la moitié des dames et des gentilshommes de la cour. Le frère est fou de son chevalier, mais il l’est également fou de son épouse. Fou jaloux. Molière fait dire dans ses comédies qu’un partage avec Jupiter n’a rien qui déshonore, mais Monsieur se plaint si haut que personne n’ignore son infortune et que les gens bien informés comparent la famille royale à une portée de chiens en rut…
Blanche tire Mathilde par la manche.
-Tu l’aimes, le roi ?
Les joues de Mathilde rosissent.
-Bien sûr, je l’aime. Il est jeune, il est le plus beau des hommes et c’est mon roi.
-Jeune et beau comment ? Comme Batiste ? Comme Pierre ?
-Oh non! Il a les cheveux qui brillent et quand il regarde au loin, on dirait une statue.
-Tu l’as vu ? Il te connaît ?
Mathilde sourit :
-Bien sûr, je l’ai vu, tout le monde peut le voir, il suffit de se poster dans la première cour, sur le passage de son carrosse, ou le de guetter par ici, quand il visite le chantier ou qu’il rentre de chasser. Je l’ai vu des dizaines de fois, mais lui ne m’a jamais remarquée. Quand il vient dans le bâtiment des cuisines, c’est seulement pour étudier la meilleure façon de remédier au pourrissement des viandes ou comment faire en sorte que les bouillis qui doivent traverser la cour d’honneur puis quantité de salons arrivent chauds sur sa table. Si je construisais une machine à arracher les plumes, il demanderait peut-être mon nom, car il aime les inventions et se fait parfois présenter les inventeurs. Mais là, je ne suis pas une personne, je me mettrais nue sur son passage qu’il ne s’en apercevrait pas.