Versailles brillait dans la douceur du soir. Derrière les trois attablés, la nuit se penchait par la fenêtre dont les rideaux, maintenant attachés, semblaient des autres masques. Les verres en cristal se remplirent de la belle couleur pourpre du vin. Le marquis commentait chaque plat – bisque de pigeons, gigot et bécassine, oie aux pointes d'asperges, tourtes de blanc de chapon, crêtes farcies. Le masque noir avait rajouté des bûches dans la cheminée et les flammes du feu montaient haut, venaient lécher leurs mains et jouaient avec le velouté des sauces et la peau dorée des volailles. La pièce était surchauffée malgré la fenêtre entrouverte.
L'homme au masque rouge mangeait peu. Ses bajoues luisantes et comme frottées à la craie faisaient ressortir le rouge de sa bouche pointue. Il ne quittait pas Delphine des yeux.
– Viens ici, dit-il soudain en lui faisant signe de la main. Approche-toi. Je veux que tu me serves!
Delphine, sur l'ordre, releva la tête. Avec ses cheveux en broussaille, sa lèvre de nouveau saignante et son maquillage qui, ayant coulé sous les larmes, avait laissé d'étranges sillons sur ses joues et son cou, elle avait perdu sa beauté convenue pour une autre plus sauvage et plus sensuelle. Elle se dressa et s'avança vers eux. Elle retenait contre sa poitrine l'amas de ses robes et de ses jupons, s'en servait comme d'un bouclier pour protéger ses seins, son ventre, ses cuisses. Mais sur son dos, sur ses reins, sur ses fesses luisantes, le long de ses jambes parfaites, la flamme dansante du foyer jouait dans les creux et les arrondis de la nudité. Elle la lustrait d'une belle lumière vermeille et la précipitait au côté de toutes ces choses – velours des tissus, cuir doré tendu sur les murs, vin dans les verres et les carafes, volailles écartelées dans les plats d'argent – disposées pour le bon plaisir de ces messieurs. Elle ne pleurait plus, se tenait toute droite. Elle les regarda, l'un après l'autre, dans les yeux et ils en parurent surpris. Il n'y avait dans sa pupille ni révolte, ni soumission, mais un éclat étrange, quelque chose de froid et d'aiguisé.
– J'ai soif, dit le masque rouge en levant son verre.
Elle s'approcha de la table, saisit la carafe de la main droite sans renoncer à maintenir de l'autre le fatras de tissus contre ses seins. Elle n'eut pas un frisson, tout au plus un clignement léger des paupières, lorsque les doigts du marquis et ceux du masque noir, d'un geste presque coordonné, se posèrent sur ses jambes et remontèrent jusqu'en haut de ses cuisses. Mais ils la laissèrent s'échapper pour qu'elle pût contourner le fauteuil du masque rouge, se placer à sa droite et remplir son verre. Elle était dos à la fenêtre ouverte et, cette fois, ce furent les caresses du vent frais qui coururent tout le long de son corps et flattèrent sa peau lustrée. Les hommes se taisaient, comme fascinés par la beauté de la scène – cette fille excitante, à moitié nue, penchée vers eux, dont la croupe luisante et arrondie s'offrait aux coups de langue des flammes et du vent de la nuit. On entendait le vin couler avec un son de flûte, dans le verre en cristal, les craquements du bois dans l'âtre, le battement léger agitant les rideaux.
Elle reposa délicatement le flacon sur la table près des couverts – une longue fourchette et un couteau à découper la viande – et, dans le mouvement, son corps s'appuya sur l'épaule et le bras droit du masque rouge.
Et puis, tout alla très vite: elle saisit le couteau et d'un geste rapide et précis, elle vint appuyer sa lame tranchante contre le cou de l'homme qui se trouvait plaqué, ainsi tenu, au dossier de la chaise et, par-delà, contre son ventre.
– Reculez! cria-t-elle. Reculez ou je l'égorge!
Et pour donner du poids à sa menace, elle accentua la pression de la lame suffisamment pour qu'un liseré de sang apparaisse sur le cou de l'homme. On eût dit que son masque rouge, soudain, encore mouillé de sa teinture, s'était mis à couler. Le cœur de Delphine battait fort dans sa poitrine.
Le marquis et le masque noir s'étaient levés et avaient contourné leurs chaises. La surprise passée, ils allaient sans doute tenter quelque chose. Alors, elle n'hésita pas: elle poussa le plus fort qu'elle pût son prisonnier vers la table et sauta par la fenêtre.
Il y eut un instant d'une intensité folle, quand elle se sentit perdre son dernier appui et tomber dans la nuit. Elle eut l'impression de rester suspendue, un temps infini, dans une incertitude magique, une main tenant ses vêtements et tout le reste de son corps nu, flottant et vulnérable avec, culbutant, le ciel et ses nuages, les murs et leurs flambeaux, le sol et ses pavés. Une seconde irréelle, dans la fraîcheur de l'air et de la pluie, la faible luminosité du soir. Puis un effondrement de bruit et de douleur. Il lui fallut quelques instants encore pour reprendre ses esprits, comprendre qu'elle venait de chuter dans une charrette de fourrage que les palefreniers n'avaient qu'à moitié vidée. Au-dessus, à la fenêtre par laquelle elle venait de sauter, elle vit la tête des hommes apparaître puis disparaître aussi brusquement. Ils allaient descendre. Elle saisit ses vêtements, roula à terre. La peur et la douleur lui faisaient pousser des petits cris. Elle courut, pieds nus sur le pavé, trébucha sur quelque chose, s'affala dans la boue, se releva. Elles chercha ses vêtements perdus dans le mouvement. Ils n'étaient plus que des chiffons trempés de boue. Elle renonça à les ramasser. Le temps lui était compté. Où pouvait-elle aller? Elle entendit, derrière elle, des bruits de pas précipités dans des escaliers. Elle se remit à courir le long des murs, à la recherche d'une porte, chuta de nouveau dans un virage et s'étala tout de long. Le sol était en pente et elle se sentit partir dans un glissement sans fin. Elle était nue, en larmes, couverte de boue et de sang.
Tout en bas, son corps buta contre les bottes d'un homme.