LA HYÈNE
Beaucoup de gens qui ne souffriraient pas que l'on dise du mal de leur chat tiennent la hyène pour une sale bête. La hyène n'est pas plus sale bête qu'une autre. C'est un animal très amusant. En captivité, elle finit par s'habituer, comme tout le monde, et elle meurt de mort naturelle - c'est-à-dire d'ennui, de lassitude et de désespoir, aggravé d'un mauvais rhume. La hyène n'a qu'un seul défaut : elle ricane sans arrêt. Pourtant, elle n'est pas plus sceptique que le tigre, par exemple, ou que le rhinocéros. Elle ricane nerveusement.
La hyène se situe dans l'embranchement des vertébrés, dans la classe des mammifères, dans l'ordre des carnivores et, dans le jeu des sept familles, elle représente les hyénidés. Il existe trois sortes de hyènes: la tachetée, la brune et la rayée. Elles portent, dans les ouvrages spécialisés, des noms divertissants : par exemple, la hyène tachetée s'appelle Crocuta crocuta.
La hyène a les pattes postérieures plus courtes que les antérieures, ce qui lui donne un air de chien assis et la rend ridicule quand elle court. De loin, on dirait une panthère mal dessinée.
La hyène est un animal très humain. Elle est impatiente. Elle court dans tous les sens. Elle attend qu'on lui jette un os. Elle a les oreilles de Gainsbourg. Ou de Gaston Lagaffe. C'est un mammifère comme nous.
Il est vrai qu'elle pue le chien mouillé. Et même pire. Parce qu'elle fouille dans les poubelles. Mais la hyène est attendrissante.
Elle a toujours faim. On lui a fait une réputation de charognarde. En réalité, elle préfère manger frais. Sans colorants, ni conservateurs, ni vermine. Seulement, elle vit dans des pays où les voies de développement sont mal indiquées. Elle n'a pas encore bien compris le principe de la démocratie et de l'agriculture biologique. Elle mange ce qu'elle trouve. Elle croque facilement un fémur d'éléphant, abandonné par les trafiquants d'ivoire. Elle fait le ménage. Sans elle, la savane, la brousse et les zones semi-désertiques seraient jonchées de fémurs d'éléphant.
Si Francis Jammes (l'auteur de « Prière pour aller au paradis avec les ânes ») avait connu la hyène, il aurait sûrement voulu aller au paradis avec elle. En effet, la hyène n'est pas carnivore par méchanceté, mais parce qu'elle a des dents pointues. Si elle avait eu des dents carrées, comme l'âne, elle aurait été herbivore. Mais alors, elle n'aurait pas pu vivre dans les zones semi-désertiques. Tout se tient.
Les explorateurs détestent la hyène. Ils préfèrent être réveillés la nuit par un lion, parce que ça fait plus noble. Le lion ne ricane pas, il rugit : il n'a pas l'air de se moquer des explorateurs. (L'explorateur est un mammifère, comme nous.) Or la hyène ne se moque de personne. Elle rigole pour se donner une contenance, comme tout le monde.
Pline l'Ancien, le naturaliste antique, rapporte « maintes merveilles » à son sujet et autant de ragots. En apercevant son ombre, les chiens cesseraient d'aboyer. Capable d'imiter la voix humaine, elle appellerait le berger par son nom pour l'inciter à sortir de la bergerie. On prétendait aussi qu'elle pouvait changer de sexe à volonté. Cette capacité lui aurait permis de pouvoir s'accoupler plus facilement dans les zones semi-désertiques avant l'invention des agences matrimoniales. Mais on raconte tellement de choses…
Peu d'hommes choisissent la hyène comme totem. Cependant beaucoup lui ressemblent. Ils ont du mal à se hisser sur les tabourets de bar d'où ils vont vitupérer l'époque, en ricanant, en buvant des demis et en grignotant des cacahuètes. Le monde n'est qu'une grande chaîne alimentaire.
Il faut protéger la hyène en tant qu'animal utile. Tout en ricanant, elle tient l'Afrique propre. Cependant, tout doit disparaître, comme le prétendent les boutiquiers à la fin des soldes. Un jour, il n'y aura plus de hyènes. La chaîne alimentaire perdra un nouveau maillon. Peut-être même qu'un jour il n'y aura plus d'Africains. On aura l'air malin avec nos planisphères en couleurs.
LE CROCODILE
La légende veut que le crocodile pleure quand il vient de manger un homme. Et qu'il s'agisse de larmes d'hypocrisie. On ne voit pas pourquoi. Il regrette peut-être sincèrement. Surtout de ne pas l'avoir épluché avant de l'avaler. Les chaussures à clous de certains explorateurs et les appareils photonumériques des touristes ne sont pas forcément faciles à digérer.
Selon une autre idée reçue, le crocodile bâillerait d'ennui. La vie lui paraîtrait sans intérêt. Pas du tout. Les savants ? qui l'ont baptisé crocodylus et l'ont si bien classé dans l'ordre des crocodiliens et dans la famille des crocodilidés ? l'ont amplement prouvé par la méthode des températures : si le crocodile demeure si souvent la gueule ouverte, c'est pour rafraîchir son estomac.
Le crocodile est ovipare. Il pond délicatement dans le sable chaud, puis il transporte encore plus délicatement les petits crocodiles nouveau-nés entre ses énormes mâchoires. Il les dépose, toujours délicatement, dans l'eau. Il verse une larme. Parce que seulement dix pour cent d'entre eux survivront. Ce monde, et particulièrement celui de la statistique, est infiniment cruel.
Le crocodile est un animal très humain. Tennessee Williams se comparait à « un vieux crocodile » (Mémoires d'). Le plus souvent, l'homme adore le crocodile comme il adore le comte Dracula et la fiancée de Frankenstein. Au cinéma. Ou, à la rigueur, dans les fermes de crocodiles.
Le crocodile a horreur de cette vieille blague idiote sur la différence entre crocodile et alligator (« C'est caïman la même chose »). Il déteste également la petite fantaisie de Jean Cocteau : « Odile rêve au bord du Nil / Lorsqu'un crocodile surgit… / Le crocodile croque Odile », dans laquelle le poète prétend de surcroît que Caï ment et qu'Alligue a tort…
L'ancêtre commun aux crocodiles, alligator, caïman et gavial ? leur Hugues Capet à eux, en quelque sorte ? est le sarcosuchus imperator dont les os sont très appréciés des paléontologues. Et dont les reconstitutions sommaires font les belles soirées des amateurs de films d'horreur (homo sapiens horribilis).
De la taille d'un lézard à ses débuts, le crocodile se nourrit d'escargots et de grenouilles. Au bout de six ans, il mesure deux mètres. Quatre à cinq au bout de quinze ans. Dans la fleur de l'âge, il pèse alors sa demi-tonne et parfois sa tonne entière, il se met au régime mammifères. Le gnou est un de ses mets les plus prisés. Capable de se propulser hors de l'eau à la vitesse d'un claquement de dents, il peut courir à dix-sept kilomètres à l'heure pendant un certain temps, heureusement limité. Pourtant il est court sur pattes et sa queue, qui lui permet de nager si gracieusement « à la godille », est sur terre un sac à dos un peu encombrant. D'ailleurs, il préfère de loin rester tranquillement à l'affût.
Le crocodile est frugal. Il se contente d'une cinquantaine de repas par an. Il finit centenaire, comme Jeanne Caïman. (Cette plaisanterie sans gravité ne manquerait pas de lui déplaire.)
Quand il ne finit pas lamentablement sous forme de chaussures, de ceinture ou de sac de luxe.
On connaît la mémoire d'éléphant, on méconnaît la patience de crocodile. Il lui arrive de jeûner pendant deux ans. Il se tient immobile, les mâchoires entrouvertes, en attendant qu'un troupeau de gnous décide de traverser la rivière juste à l'endroit où il se trouve. Au bout d'un an il est couvert de mousse. N'importe quel homme, à sa place, ne pourrait s'empêcher d'allumer une cigarette.
On peut approcher sans péril le crocodile après s'être assuré qu'il vient de déjeuner. C'est ce qu'avait négligé de faire le docteur Chang, le vétérinaire du zoo de Taïwan. La consultation lui a coûté un bras.
Comme ses dents se renouvellent régulièrement, le crocodile du Nil (crocodylus nilotica) n'a pas de frais de dentiste. D'autant moins qu'il use du pluvian ? un petit oiseau d'Égypte qui lui nettoie les gencives tout en se restaurant ? comme d'une brosse à dents. Ce fait était déjà attesté par Pline l'Ancien.
Pendant longtemps, le crocodile s'est appelé cocodrille. (Corcodillus, kokodrillos, cocodrillo…) Ce n'est pas lui qui est dyslexique, c'est l'homme ?
joyeux drille et drôl' de coco,
qui se promène en espadrilles,
porte une ceinture en croco,
et laisse, dans ses codicilles,
plus de dett's que d'éconocrocs…