Lire, écrire, compter: c'est à cela qu'excellaient l'école de Jules Ferry et même l'école d'autrefois, avant Jules Ferry. A-t-on perdu ses secrets? La méthode des anciens est développée, détaillée, discutée à longueur de pages dans les manuels de l'époque et les revues pédagogiques, telles que «Le Manuel général» ou «L'École nouvelle».Il suffit d'y aller voir. Alors, quelle moisson!Essayons de nous souvenir. Lire, écrire, compter… Était-ce difficile? Évitons une réponse précipitée. Méfions-nous de cette machine à dorer la pilule qu'est la mémoire adulte.Je me rappelle avec une joie immense la première phrase que j'ai lue: pa-pa sè-me de la sa-la-de. Elle se trouvait à la troisième ou quatrième page de mon livre. Elle tombait juste pour moi, parce que mon père semait vraiment de la salade, et beaucoup d'autres choses. C'était un bel exemple de méthode syllabique classique. Je ne crois pas que papa-sème-de-la-salade bouleverserait beaucoup d'enfants du XXIe siècle. Dommage.En moi, elle provoqua un déclic. Dès ce jour, j'aimai la lecture. On vivait dans un monde simple, nourri de mots simples. Les auteurs de syllabaires puisaient aisément dans cette manne.Une fois la graine en terre, en attendant qu'elle germe et que la salade arrive dans le saladier, la suite ne fut pas pour moi aussi facile que le laissait présager ce premier triomphe. J'aimais la lecture, mais pas la maîtresse censée me l'enseigner. Cette rude et forte femme me terrifiait. L'Histoire me tomba dessus, en juin 1940, avant que j'aie fini mon apprentissage. Suivit une rentrée folle, une classe remplie à ras bord par les réfugiés d'Alsace, du Nord, du Pas-de-Calais… Nous étions soixante-dix ou quatre-vingts dans une salle prévue pour la moitié de ce chiffre. Plus de leçons dignes de ce nom. Je me retrouvai je ne sais comment tout au fond de la classe, au milieu d'Alsaciens plus âgés que moi. Pour s'amuser, ils finirent de m'apprendre à lire; ils me donnèrent en prime un joli accent que je gardai quelques mois.Des jeunes filles du Pas-de-Calais, qui habitaient près de chez nous, précipitèrent mon éducation. Je sautai du syllabaire à leurs propres livres, du moins ceux qu'elles avaient pu sauver pendant l'exode. Je n'allais jamais assez vite à leur goût. Comme j'étais très amoureux, je progressai vite. Pour Noël 1940, mes parents m'offrirent «Le Petit Larousse illustré». À Pâques, je déchiffrais toutes les légendes. Je dévorais en même temps le catalogue-album de la Manufacture française d'armes et cycles de Saint-Étienne (Loire) et toute une collection de vieux almanachs. Mes livres d'école étaient déjà trop faciles. J'avais gagné la bataille de la lecture.Mais l'écriture…Mais le calcul!L'écriture m'a donné tant de déboires que je n'en suis pas encore remis. Les stylos à encre les plus hermétiques se mettent toujours à couler sur mes doigts dès que je les touche! Les plumes Sergent-Major étaient trop dures pour ma main; elle me causaient d'affreuses souffrances et blessaient aussi mes pauvres cahiers. Plus tard, je découvris les plumes «lances», beaucoup plus douces; mon martyre prit fin. Tout de même, je faisais des taches, je consommais trop d'une encre plus précieuse encore pendant la guerre. Je cherchais, du bout de ma plume, les dernières gouttes au fond de l'encrier. La porcelaine gémissait comme une colombe blessée.Mon expérience au cours complémentaire ne fut pas très concluante non plus. Je me suis dit que pour avoir une école à mon goût, il fallait la faire. Je suis devenu instituteur.Ou la raconter…Et j'ai écrit «L'Année du certif», «Les Grandes Filles», «La Classe du brevet», «La Petite École dans la montagne»…Entre-temps, j'ai collectionné les vieux manuels scolaires, les revues pédagogiques de l'époque de Jules Ferry, d'avant et d'après. Quel tas cela fait! Quel feu quand je brûlerai tout, à la température habituelle de Fahrenheit 451!Une question me vient avant de finir ce petit préambule. Beaucoup d'enfants de mon pays ont appris à lire dans la Bible. Ce n'était pas facile, à mon avis: mais c'est un fait. Aujourd'hui, le livre qui ressemble le plus à la Bible, c'est «Harry Potter», où les sorciers jouent le rôle des prophètes d'Israël. Toute une génération de lecteurs en est transportée au septième jour, au septième ciel. En comptant les épisodes parus ou à paraître, on s'achemine d'ailleurs vers un volume comparable à l'Ancien Testament. Des thèses ont déjà été soutenues, d'autres sont en cours… Je m'interroge: Peut-on apprendre à lire dans «Harry Potter»? Si oui, quel triomphe pour la méthode globale, malgré tout ce qu'on va raconter dans les pages qui suivent!