Depuis Les Dents du topographe jusqu’à Une année chez les Français, chaque page écrite par Fouad Laroui est illuminée par un humour impitoyable et une intelligence cruelle.
Fouad Laroui vit en Europe depuis l’âge de vingt ans. Mais c’est dans le Maroc de son enfance et de son adolescence qu’il a appris à connaître les hommes. Fils...
Fouad Laroui vit en Europe depuis l’âge de vingt ans. Mais c’est dans le Maroc de son enfance et de son adolescence qu’il a appris à connaître les hommes. Fils d’un père disparu dans les geôles de Hassan II, élève brillant du lycée Clemenceau de Casablanca, il a été cet...
Fouad Laroui vit en Europe depuis l’âge de vingt ans. Mais c’est dans le Maroc de son enfance et de son adolescence qu’il a appris à connaître les hommes. Fils d’un père disparu dans les geôles de Hassan II, élève brillant du lycée Clemenceau de Casablanca, il a été cet enfant seul et cet adolescent désespérément lucide qui hante tout ce qu’il écrit. Aujourd’hui, directeur d’une unité de recherche à l’université d’Amsterdam, après avoir vécu et travaillé dans de nombreux pays d’Europe, il est probablement le véritable premier écrivain européen puisqu’il publie aussi bien ses romans en français à Paris que ses poèmes en néerlandais à Amsterdam.
«Tu n’as rien compris à Hassan II» est le titre d’une des nouvelles de ce recueil qui résume parfaitement le regard que l’auteur porte sur l’humanité… Dans un café bruyant, de jeunes intellectuels marocains discutent âprement de la place qu’occupera Hassan II dans l’Histoire. Laissera-t-il le souvenir d’un monarque éclairé fondateur du Maroc moderne ou celui d’un dictateur assoiffé du sang de ses adversaires. Tout en polémiquant avec passion, Fouad ne peut s’empêcher d’être fasciné par une jeune femme assise au bar qui pleure en silence. Et si la chose la plus importante du monde était le chagrin de cette femme inconnue ?… Tous les héros de ce recueil se posent les mêmes questions, chacun à sa manière. Comment doit-on regarder le monde et nos contemporains ? Doit-on éclater de rire devant la stupidité des êtres humains ? Éclater en sanglots devant leur férocité ? S’émerveiller de la beauté des choses et de l’intelligence des hommes ou désespérer de leur incurable bêtise ?
Le consul de Finlande s'en alla dans le Grand Sud montrer à sa femme les beautés du monde. Tôt débarquée de ses contrées lointaines, encore endormie, elle fut menée jusqu'à Marrakech par son mari le diplomate, qui loua une Jeep étincelante d'arrogance. Faisant fi des avis, il s'en fut à midi, sous un soleil de feu. Sur les routes, elle, la belle dame à l'écharpe, Isadora réincarnée, lui, l'aventurier au long cours, l'intraitable des Traités, ils filaient, riant en finlandais, et disant de belles choses, mais un peu méprisantes, un peu condescendantes. Il lui parla de ce peuple attachant, mais parfois gentiment escroc, auquel il ne fallait accorder que le minimum de confiance. – Je les connais, ma chère. «Laisse-les parler et n'en fais qu'à ta tête», c'est ma devise. Il fit gronder le moteur de la Jeep, pour le plaisir. Sa femme lui demanda si les Marocains se déplaçaient en Jeep, dans le Grand Sud. Il éclata de rire. – Mais non, ils vont à pied ou à dos de mule. Il lui montra au loin des silhouettes de centaures qui trottinaient à flanc de colline. Vers la fin de la journée, le couple arriva au bord d'un oued, c'est-à-dire qu'ils virent une espèce de ravin qui interrompait la route et les empêchait d'aller plus loin. C'était fâcheux, cet abîme, qu'il allait falloir traverser, d'une façon ou d'une autre. La pente qui y menait était assez rude. Le consul descendit de la voiture et marcha jusqu'au bord du lit sec. Il s'accroupit, tâta le sol puis se releva, un large sourire éclairant sa belle face d'aventurier racé. Il revint en se frottant les mains. – Pas de problème, surtout avec un 4x4. Il tapota les flancs de sa monture, pas peu fier. Ayant grimpé de nouveau sur son trône, il vit s'approcher un jeune garçon qui lui dit quelque chose dans un mauvais français mâtiné de dialecte berbère, avec forces signes. Le consul secoua la tête, indiquant qu'il ne comprenait pas ce qu'on lui voulait. Un autre garçon accourut, suivi d'un homme très pauvrement vêtu et qui s'appuyait sur une canne, et ils faisaient tous deux de grands gestes. – Que nous veulent-ils ?, s'inquiéta la femme du consul. – Je crois qu'ils ne veulent pas qu'on traverse ici. – Pourquoi ? – Je ne sais pas. C'est peut-être un endroit sacré? Le diplomate engagea la conversation avec le jeune garçon qui l'avait abordé en premier. Il finit par comprendre que l'autre le mettait en garde contre le fleuve. – Quel fleuve ? se demanda le consul. – Quel fleuve ? lui demanda sa femme, lorsqu'il eut traduit. Ils regardèrent la tranchée qui semblait s'étendre d'est en ouest, du plus loin qu'on pût voir. Elle était sèche, ne charriait rien sinon, peut-être, des souvenirs. Les deux Finlandais, qui venaient d'un pays où l'on trouve mille lacs, se regardèrent. – Ces gens se moquent du monde. Je ne vois pas la moindre goutte d'eau, il n'a pas plu depuis des lustres, c'est dans leur tête que coule la rivière. Les malheureux. Les deux garçons et le vieil homme restaient debout, silencieux, alignés devant la Jeep, formant une barrière très humble. Le vieillard gardait la bouche ouverte. Elle était entièrement édentée, c'était une sorte de trou rose dans sa face brune. Un léger filet de salive en dégoulinait. Une taie recouvrait son œil gauche. À le regarder, la femme du consul faillit se trouver mal. Elle eut soudain une inspiration. – Ils veulent peut-être qu'on passe la nuit ici ? Et si c'était des... des... Elle ne trouvait pas ses mots, s'énerva. – Enfin, tu vois ce que je veux dire, ils sont sans doute envoyés par le tenancier de l'auberge du village. – Ah, des «rabatteurs», tu veux dire. Le consul réfléchit un instant puis haussa les épaules. Des rabatteurs ? Pour quelle auberge ? Quel village ? Il n'y avait qu'immensité poussiéreuse à perte de vue. On devinait une ou deux cahutes au loin, faites de boue séchée sans doute ; en tout cas ce n'était pas le genre d'endroit où on loge des chrétiens. Tout cela lui semblait grotesque. On n'oblige pas les gens à faire escale dans des bleds perdus alors qu'ils ont encore toute la journée devant eux. C'en serait fini de sa «moyenne». Pour en avoir le cœur net, il demanda, en français : – Y a-t-il un hôtel, ici ? Le jeune garçon éclata de rire et les autres l'imitèrent, sans trop savoir pourquoi. – Non, il n'y a pas d'hôtel, mais vous pouvez dormir chez nous. À la maison. Vous êtes les bienvenus. Le consul traduisit en finlandais à l'usage de sa femme. Elle haussa les épaules. – C'est bien ce que je pensais, ils voient des touristes, ils veulent les plumer. Allons-nous-en. Elle se rencogna sur son siège et se mit à bouder ostensiblement. Son mari remit la voiture en marche. Les autochtones se remirent à faire de grands signes, de l'espèce “on ne passe pas !”. – Allez, c'est bon, poussez-vous, leur cria-t-il. Allez, oust, oust ! Les deux garçons et le vieillard s'éloignèrent sans insister. La Jeep avança, belle de verre et de métal, lâchant un feulement satisfait. Elle était maintenant au milieu de la tranchée. Le consul apprécia cet instant d'éternité, ce moment précis où l'homme et sa monture savent qu'ils vont triompher de l'obstacle. Il ne restait plus qu'à donner un dernier coup de reins, pour grimper hors de l'ornière. C'est alors qu'il entendit un grondement sourd qui semblait venir de l'est. Il tourna la tête mais ne vit rien. Il remarqua toutefois qu'un mince filet d'eau courait maintenant sous les roues de la Jeep. Le grondement s'amplifia. Le consul tenta d'accélérer mais les roues de la voiture se mirent à patiner. Sa femme se recroquevilla sur son siège, effrayée, sans trop savoir pourquoi. Le bruit s'amplifia. Se tournant vers la gauche, d'où le grondement venait, ils virent un haut mur de boue et d'eau qui se ruait sur eux. Le flot furieux emporta l'homme, la femme et l'équipage. Perchés au plus haut d'une colline, les Berbères virent disparaître cette vague qui venait de loin et qui, d'une seule ruée, mit fin pour toujours au bel allant du consul et de sa femme.