Felix Hoffmann, le chimiste employé par les entreprises Bayer qui inventa l'aspirine à la fin du XIXe siècle, découvrit, dix jours plus tard, une autre substance, la diacétylmorphine, première drogue de synthèse promise à un douteux succès sous le nom d'héroïne. Norman Ohler, l'auteur de cette formidable enquête sur le rôle joué par les drogues dans l'histoire du national-socialisme, rapporte ce propos des dirigeants de Bayer, qui commercialisent alors la drogue comme remède contre les maux de tête : « L'héroïne est un beau négoce ». Les Allemands, on le sait, sont de grands chimistes. Mais ils furent aussi, au début du dernier siècle, les plus gros consommateurs de remontants artificiels en tout genre. L'opium est né en Allemagne au moment même où Goethe écrivait son Faust, « donnant ainsi son expression littéraire à une thèse qui lie drogue et existence humaine, explique le journaliste-historien : j'altère mon cerveau, donc je suis ». Sous la République de Weimar, dans les fantasques années 20, les fumeries d'opium prospèrent à Berlin. En 1928, pour la seule capitale, 73 kilos de cocaïne et de morphine s'écoulent par les pharmacies. (…) En arrivant au pouvoir, le régime nazi se fait fort de tarir cette source de dégénérescence du peuple allemand. Pourtant, c'est lui qui va utiliser à une échelle jamais atteinte une pilule connue sous le nom de « pervitine » pour entretenir le moral des armées et de la population civile, rudement éprouvée par la guerre. Composante de la « drogue du peuple », la méthamphétamine est aujourd'hui strictement contrôlée partout dans le monde. Dans les premières années du IIIe Reich, elle était pourtant en vente libre. En plongeant dans les archives militaires de Fribourg, Norman Ohler a pu consulter des rapports médicaux entiers sur les effets de la substance sur les troupes, par exemple durant l'invasion de la Pologne. (...) Le meilleur utilisateur de ces produits miracles n'est autre qu'Hitler. L'ouvrage est pour l'essentiel consacré à la relation de dépendance qui s'est rapidement établie entre le Führer, identifié dans les documents officiels comme le « patient A », et son médecin personnel, le dénommé Theodor Morell. Avec lui, le maître du Reich multiplie les injections au fil des jours, son traitement s'étoffant jusqu'à comporter « plus de 80 préparations et produits à base d'hormones, de stéroïdes et autres médicaments souvent peu orthodoxes ». Le gratin de la Wehrmacht a droit lui aussi à se régaler avec une pastille enveloppée dans du papier argenté baptisée « Vitamultin », un cocktail pharmaceutique qu'on absorbe comme des bonbons. « Entre les injections d'hormones et de stéroïdes, puis la cocaïne et surtout l'eucodal dans la seconde moitié de 1944, Hitler n'a quasiment pas connu un seul jour de sobriété depuis l'automne 1941 », note Ohler. Une « extase totale » qui éclaire d'un autre jour la crépusculaire fin de l'Allemagne nazie.
H. G. / Les Echos
Bien avant l'arrivée au pouvoir de Hitler, l'Allemagne était une « terre de drogue s»: en 1919, le pays perdait ses territoires coloniaux et de facto les substances médicinales qu'on y trouvait. Cette carence dynamisa l'industrie pharmaceutique, qui ne tarda pas à développer des substituts et à s'imposer comme un leader mondial. Entre 1925 et 1930, l'Allemagne était le premier exportateur d'héroïne, produisant à elle seule 40 % de la morphine mondiale. Tout à leur obsession purificatrice, les nazis firent campagne, très tôt, contre des paradis artificiels assimilés à la décadence, produit de la démocratie vérolée par le « judéo-bolchevisme ». L'appétit de drogues n'était pas tari pour autant: en 1938, les laboratoires Temmler lançaient, à grand renfort de publicité, une nouvelle méthamphétamine, la pervitine, un psychotrope surpuissant dont les créateurs dissimulaient les effets secondaires. Vendue comme un stimulant, la pervitine séduisit tout le monde: étudiants, ingénieurs, chercheurs, ouvriers, femmes au foyer, et surtout médecins comme pharmaciens, emballés par la disparition, douze heures durant, de tout signe de fatigue, agrémentée d'un effet coupe-faim et d'une allégresse totale. « La consommation n’a pas été imposée, comme on pourrait s’y attendre pour une dictature, de haut en bas, mais s’est faite du bas vers le haut », souligne Norman Ohler. Dans cette période marquée par un rebond spectaculaire de l’économie et la renaissance du « Grand Reich », l’ambiance est au dépassement de soi. Résultat ? « Échaudé par un cocktail mortel de propagande et de médicaments, le peuple sombre de plus en plus dans un état de dépendance », résume l’auteur. Une dépendance certes, mais plurielle : sa substance principale n’est-elle pas le mirage du nazisme ? La puissance Wehrmacht estime bientôt que la pervitine est un produit « idéal pour le soldat ». En dépit des alertes que lancent de rares spécialistes alarmés par l’état des étudiants ayant abusé des gélules miracles, elles seront employées à grande échelle : elles cadrent en effet à merveille avec le mythe nazi du guerrier aryen, insensible à la peur et à la douleur. Premier théâtre d’expérimentation, l’invasion de la Pologne, le 1er septembre 1939, s’est faite sous méthamphétamine : « Tout le monde est frais, joyeux, discipline excellente. On s’encourage, excitation. Pas d’accident. Effets durent longtemps. Voit double et avec couleurs après la 4ème pilule », note un rapport de terrain. La « guerre éclair » lancée conte les troupes franco-britanniques, le 10 mai 1940, devait compenser l’infériorité numérique et matérielle des troupes nazies, dopées de surcroit par 35 millions de doses commandées aux usines Temmler.
Maxime Laurent / L'Obs
Le 13 novembre 1940, le quotidien milanais Il Corriere della Sera faisait discrètement mention d'une « pilule du courage » qui aurait été administrée à grandes doses par l'armée allemande à ses troupes et leur aurait permis cette prodigieuse efficacité lors du blitzkrieg, la guerre éclair menée contre la France. La nouvelle fut brièvement exploitée par la BBC qui tenait la preuve que l'énergie allemande n'était pas le simple fruit de l'idéologie « supérieure » des nazis mais de leur médecine, puis elle tomba vite dans l’oubli. Quelle nation n’utilisait pas de drogues pour aider ses combattants à supporter les affres du combat ? La gnole des tranchées, la benzédrine de la Royal Air Force. Sauf que les nazis, eux, n’avaient pas hésité à aller très loin. Ils eurent recours aux méthamphétamines découvertes dans les années 1920 par la puissante industrie allemande.
Jacques de Saint-Victor / Le Figaro littéraire
Outre ce tableau militaire étonnant, l’enquête insiste sur la relation symbiotique d’Hitler à son médecin, Théo Morell, dont l’agenda, minutieusement compulsé par l’auteur, dévoile la présence quotidienne auprès du Führer et les méthodes pour le moins audacieuses, voire charlatanesques. Morell fait tout pour répondre aux immenses attentes de son patient, quitte à tester sur lui de nouvelles substances. Une spirale ne tarde pas à se mettre en place au point qu’ « entre les injections d’hormones et de stéroïdes, puis la cocaïne et surtout l’eucodal dans la seconde moitié de 1844 au plus tard, Hitler n’a quasiment pas connu un seul jour de sobriété depuis l’automne 1941. Norman Ohler, qui n’est pas un historien professionnel, ne propose pas une nouvelle interprétation du nazisme ou de la personnalité d’Hitler. Il se contente de manière modeste et convaincante, de soulever le voile que les nazis ont efficacement posé sur ce pan de leur réalité en construisant le mythe d’un chef sain et abstinent et d’une Allemagne pure.
Julie Clarini / Le Monde des livres
Dans des pages d’une intensité surprenante, Norman Ohler décrit comme dans un film de Tarantino la traversée de la France d’officiers allemands totalement allumés, qui n’obéissent même plus aux ordres de leurs supérieurs et foncent pour prendre en tenaille les forces alliées. Jusqu’à inquiéter Hitler et ses proches, eux aussi pris de cours par la fougue belliqueuse et imprévue de ces commandos. « Contrairement à ce qui sera dit plus tard, la campagne n’a jamais été pensée du début à la fin comme un Blitzkrieg. Elle a engendré […] sa propre dynamique, favorisée par l’utilisation massive de la pervitine », écrit Norman Ohler, soutenu dans cette thèse par l’historien allemand Peter Steinkamp, qui l’avait lui-même déjà formulée.
Les Alliés sont désarçonnés et Norman Ohler ne manque pas de rappeler les réactions épouvantées d’Edouard Daladier à l’annonce de la capitulation française (« ce n’est pas possible ! ») ou de Winston Churchill, lequel tablait sur « une pause » au bout de quelques jours, ne serait-ce que pour ravitailler les troupes allemandes. Elle n’aura pas lieu. Mais Hitler lui aussi est « dépassé ». Sur les conseils de Göring, le Führer commet alors une erreur fatale en freinant les ardeurs de ses hommes, devenus incontrôlables. C’est lui qui décrète la pause sur le terrain, en faveur de la Luftwaffe, l’armée de l’air allemande, qui au final échouera à maîtriser les cieux, et permettra aux soldats français et britanniques, coincés à Dunkerque, d’être exfiltrés.
(…) Sous l’emprise des drogues, Hitler a pris de « mauvaises » décisions (ce dont on ne peut a posteriori que se réjouir, évidemment), toujours méfiant à l’égard de ses généraux, largement affaibli après l’attentat raté de juillet 1944 qui le laisse avec les tympans crevés. C’est à ce moment-là qu’on commence à lui badigeonner le nez de cocaïne alors que ses bras sont tellement percés de trous de piquouzes qu’il devient difficile de lui administrer de nouveaux remontants. Dans un élan de rage ultime, il congédie son médecin, dealer devenu impuissant, quelques jours avant de se suicider. « Les drogues sous le IIIe Reich ont donc été l’instrument d’une mobilisation artificielle ; elles ont pallié une ferveur qui s’amenuisait avec le temps et gardé la clique au pouvoir en état de fonctionner», conclut l’auteur, qui souligne que «ces produits n’ont fait qu’exacerber des éléments déjà présents ».
Norman Ohler, né près de la frontière franco-allemande, n’a jamais oublié la façon dont son grand-père racontait l’Allemagne nazie : « Comme beaucoup de personnes âgées, il évoquait surtout "l’absence de crimes", "un monde ordonné", "propre". Il faudra attendre la réunification et la fin de l’opposition au communisme qui brouillait les cartes, pour qu’une autre parole se libère. » Il est peut-être temps désormais d’assumer aussi que les nazis, qui « se donnaient des airs de père la vertu en menant en grande pompe une politique antidrogue », comme le rappelle l’auteur, n’étaient que des tartuffes pitoyables. L’histoire ne finit jamais de s’écrire.
Maria Malagardis / Libération
Depuis la fin du IIIe Reich, on ne compte plus les sommes parues sur cet épisode de l’histoire. Tout était dit ou presque. Manquait un angle : le chapitre chimique. C’est chose faite avec L’Extase totale, une enquête captivante, n’épargnant ni les producteurs (Bayer) ni les consommateurs, Allemands du quotidien et surtout soldats de la Wehrmacht dont il faut entretenir la vaillance à coups de « pervitine ».
Politis
L’intérêt du livre du journaliste Norman Ohler est d’insister sur un caractère méconnu et bigrement moderne du IIIe Reich et de la « vision du monde » nazie : la quête, par tous les moyens, de la « performance » (Leistung) physique et psychique, qui donnait tout son prix à un individu donné, devait être augmentée par des produits chimiques.
Les Collections de l'histoire
En décrivant les derniers jours d’Hitler comme ceux d’un junkie en manque, Norman Ohler propose une lecture inhabituelle de la déchéance finale du sinistre Fuhrer. Par là, il dévoile un pan de l’histoire auquel le lecteur est peu accoutumé.
Le livre soulève ainsi la question la plus générale des rapports de l’Allemagne nazie à la drogue. (…) En agençant tous ces faits problématiques, Norman Ohler produit un effet saisissant qui donne envie de poursuivre les recherches.
Danile Adjerad / Esprit