L’anthropologue ne décrit pas seulement les conflits pour l’occupation et la maîtrise du terrain, et des animaux qui le traversent. Elle montre comment ce sont, en réalité, deux représentations du monde et de la nature qui se font face en Alaska. Derrière la rationalité présumée de la gestion scientifique de l’environnement, qui cherche (entre autres) à conserver intactes les hardes de grands herbivores – des troupeaux, en somme –, gît ainsi un imaginaire occidental marqué par le pastoralisme et l’agriculture, très éloigné de celui du chasseur.
Les Gwich’in se voient ainsi proposer de se lancer dans la culture de pommes de terre sous serre pour augmenter leur autosuffisance alimentaire tout en minimisant leur impact environnemental. Mais les chasseurs, dont les rêves sont peuplés des animaux qu’ils traquent et dont ils se nourrissent, s’interrogent : peut-on vraiment rêver à des patates ?
Ni traité académique, ni grand reportage, ni récit personnel, le texte de Nastassja Martin est un peu tout cela à la fois. Il est surtout porté par une qualité d’écriture et une sensibilité qui en font bien plus que la chronique ethnographique d’un effondrement. Ecartant avec pudeur la gangue de malheur et de ruine qui enserre la condition Gwich’in telle que l’Occident la perçoit avec complaisance, l’auteure donne à voir et à comprendre « toute la finesse et la profondeur » des manières d’être de ceux dont elle a partagé la vie.
Stéphane Foucart / Le Monde
Nastassja Martin a passé deux ans avec les Gwich’in d’Alaska. Ces chasseurs-cueilleurs, qui vivent dans les conditions que l’on devine, font face au quotidien aux bouleversements qu’induit le réchauffement climatique. Que les températures augmentent au-delà du cercle polaire et les ours blancs descendent plus au sud. Que les forêts brûlent et ce sont les élans qui migrent sur d’autres territoires. Que les pluies acides polluent les lichens et le gibier des Indiens devient impropre à la consommation, ses entrailles regorgeant de tumeurs. Il en va de même des passages ancestraux qui disparaissent avec la fonte des glaces, et des routes migratoires que délaissent les animaux. Or, toute la vie des Gwich’in est fondée sur un rapport direct à la nature et se voit ainsi remise en cause : le monde « part en lambeaux ». Pour autant, il ne s’agit pas de s’en tenir à ce constat désastreux, et c’est bien l’un des attraits de ce livre que de décrire également les interrogations de l'ethnologue face à cet univers dans lequel il lui faut trouver sa place. C’est donc aussi le récit de ses doutes, déboires, égarements et découvertes que nous livre N. Martin.
T. J. / Sciences Humaines
Alors qu’on nous annonce l’essor d’un tourisme en régions polaires, il est temps de lire en antidote un livre magnifique consacré aux Gwich’in, dernier peuple d’Alaska touché par l’Occident. Dans Les Âmes sauvages, Nastassja Martin raconte comment, face à la prédation de ces terres, leurs habitants maintiennent un lien avec le monde ancien. À quoi cela ressemble-t-il de vivre la catastrophe ? Pas un désastre ponctuel, tel un tremblement de terre ou un tsunami, mais la fin durable de son monde. Pour le peuple Gwich’in, en Alaska, ce sont des hivers raccourcis, des maisons avalées par le fleuve sortant de son lit, les berges qui s’érodent avec la disparition du pergélisol, des forêts ravagées par les incendies et les insectes que les hivers cléments ne tuent plus. Les oiseaux migrateurs s’absentent puisque les lacs s’assèchent, les caribous se font rares, les saumons deviennent imprévisibles. « Des mutations écologiques profondes qui vident et dénudent le monde tout en le parant d’une agressivité inconnue », écrit Nastassja Martin, anthropologue, au début de son livre Les Âmes sauvages consacré à ce peuple alaskien, en grande partie autarcique, le dernier à avoir été « touché » par l’Occident. Par sa beauté formelle – un style précis et sensible –, sa puissance descriptive et sa force d’analyse, ce livre dépasse le niveau du seul compte rendu anthropologique – ce qui n’est déjà pas rien – et ouvre une réflexion captivante sur les rapports de l’Occident avec ceux que l’on dit sauvages et, de ce fait, avec lui-même. La grande intelligence de cet ouvrage est de se composer de chapitres thématiques qui sont autant d’écrans que l’on traverse pour se rapprocher du cœur du sujet de l’auteure : le jeu de regards entre les autres et nous.
Jade Lindgaard / Mediapart
Nastassja Martin, anthropologue, a consacré neuf ans de sa vie à l’étude des Gwich’in, un peuple du Grand Nord américain, expérimentant un autre rapport au temps et à elle-même. L’art de l’attente, elle l’a appris sur le terrain. Durement. Elle avait 23 ans quand elle est partie vivre avec le peuple gwich’in en Alaska, pour une durée indéterminée. Elle est restée deux ans et de cette rencontre, elle vient de raconter l’histoire.
Béatrice Bouniol / La Croix
Essai sidérant, à la frontière des études ethnographiques, de la chronique et du récit, Les Âmes sauvages de l’anthropologue Natassja Martin nous plonge en pays Gwich’in, peuple d’Alaska des régions subarctiques en proie à une crise écologique, humaine, sans précédent. Rarement un livre aura creusé en nous des marques aussi profondes, un ébranlement d’abord imperceptible qui, de simples traces dans la neige, mène à une avalanche, nous contraignant à réévaluer notre mode d’être au monde. (…) Dans ce magistral essai tiré de sa thèse de doctorat dirigée par Philippe Descola, l’auteure, spécialiste des populations arctiques, pose liminairement la question princeps de l’anthropologie : comment entrer en contact avec l’autre ? Comment se décentrer, faire bouger le socle de notre mode de penser, d’exister, afin d’écouter l’autre en son altérité sans importer nos schèmes idéels, nos représentations ? La beauté crépusculaire mais aussi solaire du livre vient d’une rencontre que Natassja Martin place sous le signe du désespoir, d’une commune détresse, le désarroi de l’anthropologue catapultée dans un monde qui semble à l’agonie, proche du naufrage, et la déréliction des Gwich’in pris en étau dans un dérèglement climatique, une débâcle écologique et humaine. (…) Comment dépasser l’affect mélancolique, creuser sous la glace, sous l’évidence d’une société Gwich’in ravagée par le suicide, l’alcool, la drogue ? Refusant d’en rester au symptôme des ruines d’un monde, Natassja Martin le traverse pour y découvrir les ripostes que les Gwich’in, Indiens Athabaskans, apportent à cette époque hors de ses gonds. Le « comment » des interactions fait partie prenante de l’étude : comment s’ouvrir aux manières de penser, de vivre, de rêver d’un peuple dialoguant avec les âmes sauvages des non-humains, avec l’invisible, frappé de plein fouet par une mondialisation dévastatrice ?
Véronique Bergen / La Quinzaine littéraire