Dans son nouvel essai, qui est lui fruit d’un cours donné à Cornell en 2014, l’Historien Enzo Traverso interroge le rapport au passé de la gauche révolutionnaire. Une collection d’essais sensibles, dans le pur jus de l’Histoire des idées où Traverso est maître et qui s’intéresse beaucoup au cinéma.
Toute la culture
Avec Mélancolie de gauche, Enzo Traverso, professeur de science politique à l’université Cornell (État de New York), se confronte au rapport de la gauche à ses propres défaites. Sans nier l’importance de la chute du mur de Berlin, il montre qu’a toujours existé, dans la culture de gauche, une certaine disposition d’esprit mélancolique. A côté et contre le récit épique de l’irrésistible avancée du peuple vers le socialisme, présent notamment dans le stalinisme, il a en effet existé d’autres récits, épars et minoritaires, reposant sur la douloureuse mémoire des défaites passées.
L’année 1989 puis l’effondrement du bloc soviétique n’ont alors fait que leur donner une visibilité nouvelle, mais en en modifiant le sens. Jusque-là, chaque défaite pouvait être vécue comme rendant nécessaires d’autres luttes, au nom même de la mémoire des camarades tombés, vers un horizon final utopique et victorieux. Mais la chute du Mur, qui aurait pu libérer la gauche de l’hypothèque stalinienne, semble au contraire l’avoir paralysée et en avoir balayé les espoirs, transformant une mélancolie grave mais combative en acedia, en torpeur passive et résignée.
Enzo Traverso propose alors de retrouver «la force d’une tradition cachée», celle de la mélancolie disposant à l’action. Pour cela, il puise bien sûr dans les écrits d’auteurs tels que Karl Marx, Walter Benjamin ou Daniel Bensaïd. Mais il utilise aussi d’autres sources, comme les traces laissées par «la mélancolie des vaincus» qu’ont été Auguste Blanqui, Rosa Luxembourg, Léon Trotski ou Samuel Zygelbojm, le militant du Bund. Les relisant en prenant pour guide Walter Benjamin, il montre comment, chez ces révolutionnaires, l’expérience de la défaite n’empêchait pas la persistance d’un esprit utopique rédempteur, parfois mystique. Dans son analyse, Enzo Traverso fait aussi la part belle aux œuvres picturales, architecturales ou cinématographiques d’artistes de gauche. Le «cinéma des révolutions vaincues» bénéficie d’un traitement particulièrement réussi, avec l’analyse de films qui, de La terre tremble de Luchino Visconti à Rue Santa Fe de Carmen Castillo, montrent des personnages, souvent des gens ordinaires, partageant et surmontant l’expérience de la défaite.
Samuel Hayat / Libération
Redécouvrir une mélancolie, propre mais cachée, de la « culture de gauche », comme y invite l’historien Enzo Traverso, n’est ni un aveu d’impuissance, ni céder à une sorte d’esthétisation complaisante d’une faillite. C’est, au contraire, se réapproprier le « legs des luttes libératrices » d’hier, et ainsi, sans s’illusionner pour autant, se prendre à espérer de nouveau. Quand bien même le marxisme occupe une place de première importance dans cette histoire, les expressions de cette mélancolie sont nombreuses et contrastées. Traverso les cherche dans l’histoire. Si 1989, « moment de cristallisation symbolique d’une séquence d’accumulation de défaites », et les années qui suivront, sont propices à ces sentiments de dépossession sans alternative, d’autres ont marqué la conscience de gauche.
Avec érudition, l’auteur met en relief des sensibilités intellectuelles et esthétiques. 1848, la Commune, la Ligue spartakiste, le soulèvement du ghetto de Varsovie, Che Guevara : les « défaites glorieuses » sont autant de nervures d’une histoire qui ne cesse de faire retour. De même les œuvres cinématographiques, de Visconti à Chris Marker, en passant par la Bataille d’Alger, iconisent les batailles perdues. Les déceptions concernent tout autant les « ratés » dans la convergence des luttes. Traverso consacre un chapitre au rendez-vous manqué entre le marxisme occidental et l’anticolonialisme.
La mélancolie se transmet enfin parmi les penseurs de l’émancipation. Le « léninisme libertaire » de Daniel Bensaïd, pensé après la chute du mur, se fait ainsi l’écho du messianisme révolutionnaire de Walter Benjamin, dans les circonstances funestes de 1940. Un même sens du tragique habite ces esprits, entre espérance et désespoir. L’originalité de l’ouvrage réside moins dans les interprétations que dans le montage de ces expériences du naufrage. Le tableau, dense, laisse deviner la richesse culturelle de la gauche, par-delà les caricatures des actuelles « campagnes ». La mélancolie et l’infinie tristesse que peut susciter la « ressouvenance » des luttes perdues sont des antidotes pour les luttes à venir. Car « la transformation du monde, souligne Traverso, est un pari mélancolique, ni hasardeux ni fou, pétri de mémoire, certes volontariste mais fondé sur la raison ».
Arnaud Saint-Martin / L'Humanité