A La Découverte encore, on publie un autre ouvrage, en tous point remarquable [...] ce livre rassemble, sur papier bible quasiment (il fallait au moins cela) les oeuvres complètes de Frantz Fanon, avec une préface de l'historien Achille Mbembe et une introduction de la philosophe Magali Bessone. La page de la colonisation ayant été tournée, Fanon, dit-on parfois en France, serait un auteur dépassé. Vraiment ? Quelle lumière crue jette pourtant son oeuvre sur nos débats contemporains ! Sur la question du voile, par exemple, il n'est que de lire L'An V de la révolution algérienne (1959). A mi-chemin entre l'enquête ethnographique, le reportage de guerre et le traité politique, ce livre hallucinant donne à comprendre mieux que tout autre ce que fut l'Algérie de ces "années de braise". Entre autres choses, Fanon met en évidence la "rage" des colons à vouloir dévoiler les Algériennes, des colons mus à la fois par des pulsions érotiques et par des mobiles politiques. En effet, le programme colonialiste entend mobiliser contre les hommes algériens les femmes indigènes, encouragées, sous le couvert de l'émancipation, à s'enrôler en faveur de l'Algérie française. "A chaque kilo de semoule distribué correspond une dose d'indignation contre le voile et la claustration", écrit Fanon. Des campagnes d'occidentalisation de la femme algérienne sont organisées : "Des domestiques menacées de renvoi, de pauvres femmes arrachées de leur foyer, des prostituées sont conduites sur la place publique et symboliquement dévoilées aux cris de "Vive l'Algérie française !"." Et si Fanon tend à minimiser le fait de la domination sexiste subie par les femmes voilées d'hier, concernant celles d'aujourd'hui, comment ne pas voir, dans certaines positions extrêmes sur la laïcité, à l'extrême droite et au-delà, les rémanences d'une domination post-coloniale ?