– Reste ce week-end et je t'emmène avec Vladimir sur un site où est enfoui un mammouth. Il a été repéré cet été par des Dolgans. Tu pourras toucher les poils, tu pourras même en rapporter un ! Cela ne te retardera pas beaucoup ; lundi, il y a un vol sur Norilsk, tu tomberas bien ensuite sur une correspondance pour Moscou. J'élude la réponse. J'ai des rendez-vous à Paris, mon billet d'avion est réservé, le temps peut se gâter et je n'ai vraiment pas envie de rester coincé trois jours dans l'aéroport de Norilsk, planté au milieu de nulle part, à cent kilomètres de la ville. En même temps, une petite lueur s'allume dans mon subconscient... Ma curiosité est éveillée. […]Sur le tarmac qu'envahit déjà la lumière du soleil couchant, l'équipage s'affaire autour de l'hélicoptère, ce qui n'augure rien de bon pour la suite. L'énorme projecteur qui éclaire la piste s'allume. Le mécanicien embarque des gamelles, du bois, de la viande enroulée dans de la toile de jute, un sac de pommes de terre. Je ne comprends plus rien. – Fiodor, on part en vacances ou quoi ?– Non, mais tu ne sais pas que Faukin et Ovchinnikov ont décidé de pique-niquer dans la toundra ?– Première nouvelle. Dans deux heures tout au plus, il fera nuit noire. Je me suis embarqué dans une sacrée galère et je ne peux plus reculer. Pendant l'heure et demie que dure le vol, le soleil se couche à l'horizon. Le bruit est si fort qu'il est impossible d'entamer la moindre conversation avec mes deux amis. Quand je tente de leur faire entendre qu'il est peut-être un peu tard pour pique-niquer dans la toundra, ils m'adressent invariablement le même signe en levant le pouce pour me signifier « niet problem ». Nous nous posons dans un nuage de neige légère et glacée, au crépuscule. Je distingue à peine les contours d'une petite colline, un ruisseau qui serpente au fond d'une déclivité, de l'herbe rase entre les premières plaques de neige poussées par le vent dans les plis du vallon. En un clin d'œil, Faukin, Ovchinnikov et les trois hommes d'équipage partent sur la trace du mammouth, le nez au sol comme des chiens de chasse. Ils se croisent, s'interpellent, reviennent en arrière dans un secteur grand comme un terrain de football. Nous avons fait trois cents kilomètres en hélicoptère pour en arriver là ! D'abord, comment savent-ils que nous sommes au bon endroit ? Tout se ressemble. Ce vallon s'étend sur plusieurs kilomètres. Pour moi, il est absolument identique à celui que nous avons survolé il y a quelques minutes. Dans cette région, des centaines de petites rivières se rejoignent, se séparent, se rejoignent encore, comme des artères et des veines qui irriguent un corps. J'ai le sentiment qu'ils cherchent des champignons dans la nuit, à tâtons et sans lampe de poche.– C'est là, venez !Igor, le pilote, fait des signes avec sa casquette. Nous nous rassemblons aussitôt autour d'un léger monticule. Visiblement, le terrain a été foulé. Impossible d'en voir plus car la terre est déjà recouverte d'une couche de neige peu épaisse mais compacte. Faukin demande qu'on aille chercher des lampes, des pelles et des pioches pour dégager le terrain. – Quelles pioches ? Les Russes se regardent sans comprendre. Il n'a jamais été question d'emporter du matériel de terrassement. Faukin commence à s'énerver. C'est alors que Vladimir a une idée. – Il y a une hache d'urgence dans l'hélicoptère, ça fera l'affaire. Pendant ce temps, sans trop de conviction, nous tentons de dégager du pied un mètre carré de ce magma informe de neige gelée.Je ne saisis vraiment pas comment le pilote a pu décréter que le mammouth se trouvait là, exactement là. Pour la deuxième fois, je ressens la curieuse impression qu'on me mène en bateau. Il suffit que des rennes soient venus paître ici il y a seulement deux semaines pour que la terre soit remuée de cette façon. Le pilote, plus décidé que jamais, arrive en portant sur l'épaule une sorte de piolet rouge pointu et recourbé, la fameuse hache d'urgence qu'on utilise pour briser les vitres de l'hélicoptère en cas d'accident. Son obstination me laisse perplexe. Il écarte tout le monde et, sans trop regarder, se met à frapper le sol avec autant d'ardeur qu'un jardinier voulant retourner son potager en plein hiver. Des copeaux de terre gelée volent dans tous les sens. Il ahane comme un taureau pendant cinq minutes, commence à transpirer. Il n'a entamé le permafrost que sur quatre à cinq centimètres. S'il y a vraiment un mammouth là-dessous et s'il continue avec cette énergie, je vais assister à un carnage. J'interviens. – Arrêtez, ça suffit ! On reviendra une autre fois quand on verra plus clair. C'est alors que Fiodor, qui fouillait dans le petit tas de terre gelée amassée sur les bords du trou, se tourne vers moi.– Bernard, Vladimir a raison, c'est bien ici. Regarde !Enchâssé dans la terre, j'aperçois un bout d'os. – OK, je vous crois. On arrête, inutile d'aller plus loin. L'insistance de Vladimir m'a convaincu de sa bonne foi. Nous n'avons pas découvert le quart d'un dixième de poil, mais en trouver dans ces conditions aurait relevé du miracle.Pour atténuer la déception qui se peint dans ses traits, je prends le morceau d'os, l'entoure soigneusement d'un mouchoir en papier, et le glisse dans ma poche. Faukin s'approche de moi, visiblement dépité. Je le rassure.– Nous ne sommes pas venus ici pour rien. Nous ne rapportons pas de poils, mais j'emporte quand même un souvenir. C'est peut-être un morceau de mammouth.