Les liaisons dangereuses : Le livre de Choderlos de Laclos

Bien sûr, j'avais déjà croisé ce titre annonciateur d'érotisme toxique, tout comme je m'étais déjà heurté au prénom imprononçable de son auteur et aux acteurs poudrés et précieux qui ont incarné les adaptations de ce si vieux roman épistolaire... mais l'appréhension du dégoût de la poussière et l'attente blasée d'avance de relations amoureuses convenues de stupre, de vice et d'innocente crédulité véhiculées par les évocation de ce classique si connu que ses résumés le précèdent au point qu'on croit l'avoir lu sans jamais l'avoir ouvert m'avaient détourné de ce récit. Par désœuvrement, j'ai lancé la version audio lors d'une promenade en forêt avec ma chienne, dont le manque de conversation n'en finit plus de m'ennuyer. Premier étonnement : l'interprétation des acteurs rend superbement service au texte, dont l'écriture moderne fait que le rendu final est d'une actualité déroutante. On s'attendrait presque à croiser Pierre Choderlos de Laclos dans quelque tripot branché à signer des autographes. Deuxième étonnement : moi qui ne supporte viscéralement plus la plupart des classiques à cause de la monomanie intolérable du point de vue bourgeois gorgé de cupidité et corseté de patriarcat élitiste qui suinte dans tant de pages biffées de l'encre du XIXe siècle, j'y ai découvert des portraits bien plus divers et une morale bien moins confite que ce que je redoutais. C'est que "Les Liaisons dangereuses" date de 1782, un XVIIIe siècle qui n'a pas encore basculé dans la Révolution bourgeoise phallocratique de 1789. Un XVIIIe siècle encore pétri de l'esprit des Lumières, cette irrévérence réflexive qui n'en finit plus de s'amuser des codes et des faux-semblants humains, pour notre plus grand plaisir et notre élévation. Et les personnages de ce récit épistolaire sont un formidable terrain de jeu pour l'examen philosophique auquel se prête Laclos, autopsiant ante mortem les causes de la mort de l'âme humaine, les soubresauts de l'agonie du cœur, les tremblements de la dignité qui vacille, les haut-le-corps des intelligences écornées par les déterminismes sociaux. Et si les personnages de "méchants" n'étonnent pas tant, car leur vice évident, attendu, s'illustre sans surprise, leurs titillements moraux nous les rendent moins inhumains, tandis que les "gentils", ma foi, ne sont pas tous aussi vulnérables et creux qu'on l'aurait cru de la part de victimes désignées, de martyrs du badinage amoureux tels que les crucifient sans vergogne ni nuances la plupart des évocations de ce roman qui m'avaient passé sous l'œil. Près de deux siècles et demi avant #metoo, Pierre Choderlos de Laclos, entre deux batailles, nous offre un regard vivifiant sur les relations entre les hommes et les femmes, et notamment sur la nocivité de l'emprise telle que la professent les masculinistes qui sévissent désormais dans notre société pour restaurer le très réactionnaire régime patriarcal qui instituait et légitimait la soumission des femmes aux caprices des hommes. Non, dans Les Liaisons dangereuses, les prédateurs ne sont pas loupés, pas plus que leurs victimes, d'ailleurs, et ce voyeurisme épistolaire auquel nous impose l'auteur nous grandit des scrupules et prudences qui manquent à ses personnages. En effet, le dispositif narratif des lettres nous offre une polyphonie parfaitement maîtrisée, chaque personnage ayant un·e confident·e nous donnant accès à la sincérité de sa pensée derrière les faux-semblants exposés aux autres, et cette succession de masques et de confessions propose une navigation virtuose dans les eaux troubles des relations sociales. Révélé par ces lettres successivement trompeuses ou sincères, même si cette facilité du mensonge finit par faire douter de la possibilité même de la sincérité, l'univers de Laclos nous expose une scission fondamentale de l'humanité selon deux espèces : les prédateurs, illustrés par le Comte de Valmont et Madame de Merteuil, et les proies, illustrées évidemment par Cécile de Volanges mais également tous les autres personnages que l'androgyne démoniaque constitué par le duo manipulateur Merteuil-Valmont cherche à piéger dans sa toile. À travers cet affrontement feutré où se jouent ni plus ni moins que la mort sociale et psychique des proies, voire leur mort physique, pour conséquence de la concupiscence prédatrice du duo damné, on observe néanmoins des renversements de valeur, les maîtres se fissurant, les esclaves se redressant, sublimes dans leurs indignations et résistances. Il suffit de penser avec quelle dignité lucide combat Madame de Tourvel, ou comment résiste Madame de Volanges, pour comprendre de quel côté se trouve Laclos, dans ce roman épistolaire qui n'est pas moralisateur mais moral. En effet, en nous confrontant aux pires hypocrisies et mensonges de l'amour, Laclos éduque notre regard autant que notre cœur, affûte notre discernement, et, ce faisant, redresse nos humanités. Mention toute particulière pour la puissance démonstrative de la technique principale de manipulation du duo Merteuil/Valmont, qui exprime leur passion comme un mal provoqué par leurs proies, mal dont leurs victimes innocentes se retrouvent culpabilisées, incriminées, sommées de réparer leur faute en cédant au désir qui leur est imposé avec la force brutale du tyran se sachant en terrain conquis. On pense souvent que "Les Liaisons dangereuses" expose le libertinage et ses risques pour la réputation des honnêtes femmes, mais il s'agit en vérité de dénoncer avec une persuasion consommée la manière dont certaines bêtes humaines utilisent le sentiment amoureux pour dominer l'autre, pour l'asservir, pour le réduire à l'état d'objet soumis à ses caprices, et ensuite abandonné dans un caniveau une fois le désir assouvi et l'orgueil satisfait de cette victoire totale qui recrache dans le fossé des êtres détruits. En cela, la réflexion proposée par ce roman vieux de près de trois siècles n'a hélas pas pris une ride, et encore moins dans le climat actuel de recrudescence des discours et idéologies réactionnaires dont les femmes et étrangers sont toujours les premières cibles. Parce que, des Valmont et des Merteuil, il en existe une infinité, dans le monde et sur la toile, et nos sociétés sont pleines de Cécile de Volanges sur le point de subir la curée. Toutes les 2 minutes trente, en effet, une femme innocente subit une agression sexuelle, et seulement 0.6% des plaintes pour viol se solderont par une condamnation de l'accusé. Les Valmont-Merteuil sont légion, et plus nombreux encore les serviteurs et servantes qui facilitent leur impunité. Alors, le message de Laclos qui a traversé les siècles est clair, net et sans ratures : inspirons-nous de la force de détermination et de la dignité des femmes fortes de ce roman pour ne pas céder devant la barbarie des fâcheuses et des fâcheux dont la seule légitimité, arrogée au culot, ne tient qu'à la lâcheté ou au courage de chacun pour s'éteindre faute de sacrifié·e volontaire ! Autrement dit, encore une belle découverte qui me surprend et que je vous invite à tenter, si vous n'en avez pas encore eu l'occasion ! *** Retrouvez tous mes retours de lecture sur mon site : https://deloeuw.wixsite.com/jonathan-de.../avis-de-lecture

Bien sûr, j'avais déjà croisé ce titre annonciateur d'érotisme toxique, tout comme je m'étais déjà heurté au prénom imprononçable de son auteur et aux acteurs poudrés et précieux qui ont incarné les adaptations de ce si vieux roman épistolaire... mais l'appréhension du dégoût de la poussière et l'attente blasée d'avance de relations amoureuses convenues de stupre, de vice et d'innocente crédulité véhiculées par les évocation de ce classique si connu que ses résumés le précèdent au point qu'on croit l'avoir lu sans jamais l'avoir ouvert m'avaient détourné de ce récit. Par désœuvrement, j'ai lancé la version audio lors d'une promenade en forêt avec ma chienne, dont le manque de conversation n'en finit plus de m'ennuyer. Premier étonnement : l'interprétation des acteurs rend superbement service au texte, dont l'écriture moderne fait que le rendu final est d'une actualité déroutante. On s'attendrait presque à croiser Pierre Choderlos de Laclos dans quelque tripot branché à signer des autographes. Deuxième étonnement : moi qui ne supporte viscéralement plus la plupart des classiques à cause de la monomanie intolérable du point de vue bourgeois gorgé de cupidité et corseté de patriarcat élitiste qui suinte dans tant de pages biffées de l'encre du XIXe siècle, j'y ai découvert des portraits bien plus divers et une morale bien moins confite que ce que je redoutais. C'est que "Les Liaisons dangereuses" date de 1782, un XVIIIe siècle qui n'a pas encore basculé dans la Révolution bourgeoise phallocratique de 1789. Un XVIIIe siècle encore pétri de l'esprit des Lumières, cette irrévérence réflexive qui n'en finit plus de s'amuser des codes et des faux-semblants humains, pour notre plus grand plaisir et notre élévation. Et les personnages de ce récit épistolaire sont un formidable terrain de jeu pour l'examen philosophique auquel se prête Laclos, autopsiant ante mortem les causes de la mort de l'âme humaine, les soubresauts de l'agonie du cœur, les tremblements de la dignité qui vacille, les haut-le-corps des intelligences écornées par les déterminismes sociaux. Et si les personnages de "méchants" n'étonnent pas tant, car leur vice évident, attendu, s'illustre sans surprise, leurs titillements moraux nous les rendent moins inhumains, tandis que les "gentils", ma foi, ne sont pas tous aussi vulnérables et creux qu'on l'aurait cru de la part de victimes désignées, de martyrs du badinage amoureux tels que les crucifient sans vergogne ni nuances la plupart des évocations de ce roman qui m'avaient passé sous l'œil. Près de deux siècles et demi avant #metoo, Pierre Choderlos de Laclos, entre deux batailles, nous offre un regard vivifiant sur les relations entre les hommes et les femmes, et notamment sur la nocivité de l'emprise telle que la professent les masculinistes qui sévissent désormais dans notre société pour restaurer le très réactionnaire régime patriarcal qui instituait et légitimait la soumission des femmes aux caprices des hommes. Non, dans Les Liaisons dangereuses, les prédateurs ne sont pas loupés, pas plus que leurs victimes, d'ailleurs, et ce voyeurisme épistolaire auquel nous impose l'auteur nous grandit des scrupules et prudences qui manquent à ses personnages. En effet, le dispositif narratif des lettres nous offre une polyphonie parfaitement maîtrisée, chaque personnage ayant un·e confident·e nous donnant accès à la sincérité de sa pensée derrière les faux-semblants exposés aux autres, et cette succession de masques et de confessions propose une navigation virtuose dans les eaux troubles des relations sociales. Révélé par ces lettres successivement trompeuses ou sincères, même si cette facilité du mensonge finit par faire douter de la possibilité même de la sincérité, l'univers de Laclos nous expose une scission fondamentale de l'humanité selon deux espèces : les prédateurs, illustrés par le Comte de Valmont et Madame de Merteuil, et les proies, illustrées évidemment par Cécile de Volanges mais également tous les autres personnages que l'androgyne démoniaque constitué par le duo manipulateur Merteuil-Valmont cherche à piéger dans sa toile. À travers cet affrontement feutré où se jouent ni plus ni moins que la mort sociale et psychique des proies, voire leur mort physique, pour conséquence de la concupiscence prédatrice du duo damné, on observe néanmoins des renversements de valeur, les maîtres se fissurant, les esclaves se redressant, sublimes dans leurs indignations et résistances. Il suffit de penser avec quelle dignité lucide combat Madame de Tourvel, ou comment résiste Madame de Volanges, pour comprendre de quel côté se trouve Laclos, dans ce roman épistolaire qui n'est pas moralisateur mais moral. En effet, en nous confrontant aux pires hypocrisies et mensonges de l'amour, Laclos éduque notre regard autant que notre cœur, affûte notre discernement, et, ce faisant, redresse nos humanités. Mention toute particulière pour la puissance démonstrative de la technique principale de manipulation du duo Merteuil/Valmont, qui exprime leur passion comme un mal provoqué par leurs proies, mal dont leurs victimes innocentes se retrouvent culpabilisées, incriminées, sommées de réparer leur faute en cédant au désir qui leur est imposé avec la force brutale du tyran se sachant en terrain conquis. On pense souvent que "Les Liaisons dangereuses" expose le libertinage et ses risques pour la réputation des honnêtes femmes, mais il s'agit en vérité de dénoncer avec une persuasion consommée la manière dont certaines bêtes humaines utilisent le sentiment amoureux pour dominer l'autre, pour l'asservir, pour le réduire à l'état d'objet soumis à ses caprices, et ensuite abandonné dans un caniveau une fois le désir assouvi et l'orgueil satisfait de cette victoire totale qui recrache dans le fossé des êtres détruits. En cela, la réflexion proposée par ce roman vieux de près de trois siècles n'a hélas pas pris une ride, et encore moins dans le climat actuel de recrudescence des discours et idéologies réactionnaires dont les femmes et étrangers sont toujours les premières cibles. Parce que, des Valmont et des Merteuil, il en existe une infinité, dans le monde et sur la toile, et nos sociétés sont pleines de Cécile de Volanges sur le point de subir la curée. Toutes les 2 minutes trente, en effet, une femme innocente subit une agression sexuelle, et seulement 0.6% des plaintes pour viol se solderont par une condamnation de l'accusé. Les Valmont-Merteuil sont légion, et plus nombreux encore les serviteurs et servantes qui facilitent leur impunité. Alors, le message de Laclos qui a traversé les siècles est clair, net et sans ratures : inspirons-nous de la force de détermination et de la dignité des femmes fortes de ce roman pour ne pas céder devant la barbarie des fâcheuses et des fâcheux dont la seule légitimité, arrogée au culot, ne tient qu'à la lâcheté ou au courage de chacun pour s'éteindre faute de sacrifié·e volontaire ! Autrement dit, encore une belle découverte qui me surprend et que je vous invite à tenter, si vous n'en avez pas encore eu l'occasion ! *** Retrouvez tous mes retours de lecture sur mon site : https://deloeuw.wixsite.com/jonathan-de.../avis-de-lecture

Roman épistolaire écrit dans une langue très classique, Les liaisons dangereuses sont assurément un chef-d'œuvre de la littérature du dix-huitième siècle. A travers les lettres échangées entre les protagonistes se dessinent les agissements machiavéliques de de êtres dépourvus de toute morale, à savoir la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont. Ces deux libertins, entièrement obnubilés par leur plaisir, ne voient dans l'amour qu'un jeu destiné à les glorifier. Leur absence de scrupules scellera le sort de deux êtres purs, la présidente de Tourvel et Cécile de Volanges. Le livre sauve la morale puisqu' ces deux crapules reçoivent un châtiment mérité mais deux vies ont été brisées. Le texte n'est pas toujours facile à lire, tant les intrigues y sont foisonnantes et la langue du dix-huitième contraint le lecteur à un effort d'attention, même si elle est une perpétuelle source d'enchantement. Le roman se veut aussi, indirectement, un plaidoyer pour l'éducation des femmes puisque, au-delà des méfaits de Valmont et de Merteuil, c'est l'ignorance dans laquelle cette société patriarcale relègue les femmes qui est a l'origine de leur malheur.

Roman épistolaire écrit dans une langue très classique, Les liaisons dangereuses sont assurément un chef-d'œuvre de la littérature du dix-huitième siècle. A travers les lettres échangées entre les protagonistes se dessinent les agissements machiavéliques de de êtres dépourvus de toute morale, à savoir la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont. Ces deux libertins, entièrement obnubilés par leur plaisir, ne voient dans l'amour qu'un jeu destiné à les glorifier. Leur absence de scrupules scellera le sort de deux êtres purs, la présidente de Tourvel et Cécile de Volanges. Le livre sauve la morale puisqu' ces deux crapules reçoivent un châtiment mérité mais deux vies ont été brisées. Le texte n'est pas toujours facile à lire, tant les intrigues y sont foisonnantes et la langue du dix-huitième contraint le lecteur à un effort d'attention, même si elle est une perpétuelle source d'enchantement. Le roman se veut aussi, indirectement, un plaidoyer pour l'éducation des femmes puisque, au-delà des méfaits de Valmont et de Merteuil, c'est l'ignorance dans laquelle cette société patriarcale relègue les femmes qui est a l'origine de leur malheur.