Interview
Interview de Willy Graff, auteur de L’Affaire Narumi, un crime sans corps
Publié le 01/07/2025 , par Presses de la Cité

Tout d’abord, qui était la jeune Narumi Kurosaki ?
Narumi était une brillante étudiante japonaise de 21 ans, à qui l’avenir tendait les bras. Issue d’un milieu très modeste, elle rêvait de poursuivre ses études en Europe. Narumi, présentée comme solaire et généreuse, faisait l’unanimité. Elle avait une attitude très « occidentale », ouverte sur le monde et sur les gens, à rebours des us et coutumes nippons.
Dès son arrivée fin août 2016 à Besançon, où elle a rejoint la faculté, Narumi s’est bien intégrée tant sur le plan scolaire que social. Elle avait également un lien fort avec sa mère et ses sœurs, restées au Japon. Elle était le point d’ancrage de cette famille, l’astre autour duquel tout tournait. Sa disparition brutale n’en a été que plus traumatisante pour les siens.
Comment vous êtes-vous intéressé à cette affaire ?
Je suis journaliste à L’Est Républicain et j’étais, à l’époque, responsable de la rubrique faits divers pour l’agence de Besançon. J’ai tout de suite pressenti que cette affaire sortait de l’ordinaire. Le premier choc a été de voir ces dizaines de journalistes japonais débarquer dans notre petite ville de 120 000 habitants. On a tous compris que ce fait divers, marqué par l’absence de corps, marqué aussi par la personnalité du suspect, était hors normes.
Ses rebondissements judiciaires et diplomatiques m’ont mené jusqu’à Santiago du Chili, en 2019, pour une semaine de reportages. Au fil du temps, beaucoup de gens de mon entourage m’ont conseillé d’écrire un livre… Et cette idée a fini par s’imposer à moi comme une nécessité. Je voulais qu’il reste de ces huit années de procédure quelque chose de plus durable que tous ces articles de presse. Il y avait comme un devoir de mémoire.
Outre le fait que l’affaire se déploie sur trois continents, en quoi le « mystère Narumi » – de sa disparition aux procès, en passant par le déroulé de l’enquête – est-il si fascinant ?
C’est une affaire qui ne laisse personne indifférent dans la mesure où elle laisse place à beaucoup d’interprétations. Il n’y a pas de point final, pas d’aveu, pas de corps. Et ce corps introuvable est au cœur de cette enquête. Au Japon, il existe le phénomène des « évaporés », ces disparus volontaires, et c’est une hypothèse qu’avancera Zepeda au sujet de Narumi. Le jeune Chilien, lui, est issu d’un pays hanté par les fantômes de la dictature de Pinochet, avec ces corps d’opposants politiques à jamais portés disparus.
Il faut aussi souligner, par ailleurs, la détresse absolue de cette famille japonaise, que je trouve à la fois digne et touchante. Ce dossier se résume à une interrogation, qui tourne en boucle dans les esprits : que s’est-il passé dans le huis clos de cette chambre 106, dans la nuit du 4 au 5 décembre 2016 ? On sait qu’il y a eu des cris de douleur et de terreur… Et ensuite, le silence. Un silence qui se prolonge depuis bientôt dix ans.
Ce livre décrit enfin les formidables efforts déployés par certains policiers et magistrats passionnés pour combler ces cases vides, pour reconstituer le crime supposé. Les investigations ont été remarquables, mais on se heurte sans cesse au même mur : les dénégations de l’accusé. Car derrière le mystère Narumi, il y a surtout le mystère Zepeda…
Pouvez-vous nous présenter Nicolas Zepeda, principal suspect ?
C’est l’ex-petit ami chilien de Narumi. Il a cinq ans de plus qu’elle. Il a tout du gendre idéal : poli, bien élevé, intelligent, globetrotteur, soutenu par des parents aisés financièrement… Objectivement, il n’a pas le profil d’un criminel.
Nicolas et Narumi se sont rencontrés fin 2014 alors que le Chilien étudiait au Japon. Ça a été le coup de foudre. Leur relation a connu des hauts et des bas, mais a tenu un an et demi au total. Du reste, la volonté assumée de Narumi de partir seule à Besançon a eu raison de leur couple. Bien qu’il s’en défende, Nicolas Zepeda avait du mal à accepter l’émancipation de sa compagne. Le portrait qu’en dressent les psychologues est assez glaçant. Ils insistent sur son désir absolu de contrôle, des autres et de lui-même, et sur sa froideur affective.
Il y a derrière le « couple » Nicolas-Narumi deux familles, deux mondes, deux cultures, deux sensibilités… qui vont se confronter aux procès.
Tout à fait. Ces procès ont également représenté le choc de ces deux univers. Le tableau était assez saisissant. D’un côté, l’aplomb des Zepeda, de l’autre, la vulnérabilité des Kurosaki… Il y a eu plusieurs séquences fortes, avec Humberto Zepeda, père de l’accusé, qui multipliait les interviews sur le perron du tribunal. C’est un homme à poigne, charismatique, prêt à tout pour défendre son fils. À l’inverse, Taeko Kurosaki, la mère de Narumi, est restée silencieuse, recroquevillée sur elle-même, fuyant les regards. On a découvert une femme brisée de l’intérieur, piégée dans un deuil impossible, qui a fait un malaise en pleine audience. Mais son témoignage à la barre a été poignant. Je n’avais jamais vu une scène aussi émouvante aux assises : dans la salle, les larmes étaient partout.
Ultime rebondissement le 26 février 2025 : que s’est-il passé ?
Pour résumer, la Cour de cassation a annulé la condamnation en appel de Nicolas Zepeda. Ce coup de tonnerre était inattendu. Pour autant, il faut bien comprendre une chose : Zepeda n’est pas du tout innocenté. Une troisième cour d’assises, celle du Rhône, à Lyon, sera chargée d’estimer s’il est coupable ou non d’assassinat. Les juges de la Cour de cassation ne s’intéressaient pas au fond de l’affaire, leur seul rôle était de s’assurer qu’il n’y avait pas eu de vice de procédure. Et selon eux, le procès en appel de Zepeda a été entaché d’une irrégularité liée à une requête de la défense. Celle-ci n’aurait pas été gérée dans les règles de l’art par le président d’audience…
Petit détail, grandes conséquences.
Quelle est votre intime conviction sur l’affaire ?
J’invite chacun à se forger sa propre intime conviction, et parcourir ce livre pourra vous y aider… Nicolas Zepeda, à mon avis, détient les clés de cette funeste énigme, mais je suis trop respectueux du principe de présomption d’innocence pour aller au-delà. Malgré deux condamnations, Zepeda aura un troisième procès, une troisième chance pour se défendre ou s’expliquer. C’est un droit qu’on ne peut pas lui contester.