Charles Lindbergh décachette vivement l'enveloppe qui a été posée près du berceau. C'est une demande de rançon d'un montant énorme, à rassembler en petites coupures. Après, il faudra attendre les instructions, l'enfant sera rendu en bonne santé. Surtout ne pas prévenir la police. Malheureusement, c'est déjà fait : elle a interrogé les domestiques et la nurse, passé le jardin au peigne fin, et retrouvé l'échelle qui a permis aux ravisseurs d'enlever le petit garçon de vingt mois endormi dans sa chambre, alors que ses parents étaient en train de dîner au rez-de-chaussée. Avant d'ouvrir la lettre fatidique, Charles Lindbergh a même attendu que les empreintes soient relevées et, en voyant le monde qui retourne la maison de fond en comble, il ne se fait aucune illusion : il y aura forcément des fuites et dès les premières éditions du 2 mars 1932, la presse se sera emparée de l'affaire. Entre ses larmes, Anne Lindbergh s'obstine à ne pas comprendre. Elle aurait dû se trouver à New York avec le bébé le soir du rapt, comme toujours en semaine lorsque son mari reste dans la propriété du New Jersey pour travailler. Qui a informé les kidnappeurs de cette entorse aux habitudes ? Le couple lit et relit la lettre. Fautes d'orthographe et tournures de phrases dénotent une syntaxe germanique, et ils ne connaissent aucun familier d'origine allemande.Depuis qu'il a réalisé l'exploit inouï du premier vol en avion de New York à Paris en solitaire sur le «Spirit of Saint Louis», cinq ans plus tôt, Charles Lindbergh est, à trente ans, l'homme le plus célèbre et le plus admiré du monde. Son charme de jeune Américain candide, son mariage d'amour avec une héritière fortunée qui est devenue son copilote, la naissance de Charles junior ont encore accru cette popularité de héros des Temps modernes en attirant le malheur et le crime. Comme prévu, Lindbergh a le plus grand mal à semer les journalistes qui suivent avec une compassion cannibale les péripéties infernales de la remise de rançon, tandis qu'un essaim d'escrocs et de pervers grouillent à leurs basques en profitant de leur douleur et de l'émotion de l'opinion publique. Quoi qu'il en soit, la somme vertigineuse est bel et bien versée. Mais l'enquête piétine, une domestique affolée se suicide, on suspecte vainement la nurse... Finalement, le cadavre de l'enfant est retrouvé. Il a été tué le soir même de l'enlèvement. Deux ans plus tard, un numéro de billet de banque trahit un charpentier immigré d'Allemagne qui refuse d'avouer et de dénoncer ses complices, mais qu'un faisceau de preuves accablantes enverra tout de même à la chaise électrique. Ce n'est pas le dernier mort de ce fait divers au retentissement planétaire : la belle âme de Charles Lindbergh s'est éteinte avec le rapt de son fils. Désormais, le champion juvénile du rêve américain n'est plus qu'un misanthrope amer qu'une étrange obsession rapproche dangereusement des nazis de Berlin.