Les âmes mortes -Nouvelle édition- : Le livre de Nikolai Gogol, Marc Chagall
Grands et petits fonctionnaires qui n'ont d'existence que par leurs fonctions, mégères castratrices ou femmes idéales sur papier glacé, figures d'hommes persuadés de " peser " sur la vie et le monde mais toujours en rivalité avec d'autres qui ont encore " plus de poids ", menteurs et arnaqueurs, parfois non dénués de talent, tels sont les personnages de Nikolaï Gogol.
Le décor de ses textes – car il s'agit bien d'un décor – n'est guère plus réjouissant : une métropole qui a poussé comme un champignon en un lieu insalubre et qui écrase l'individu, le poussant dans la mort ou la folie ; un territoire immense, sorte de gigantesque fondrière dans laquelle il est aisé de s'enliser et pourtant traversée par un véhicule qui vile à vivre allure : où va-t-il ainsi ? Vers quoi ? Pas de réponse...
L'ensemble paraît dramatique, sinon désespéré. Or, le mot, la phrase de Gogol font rire. Rire absurde, grotesque, qui peut être méchant ou débonnaire. Sous la plume de l'écrivain, les perspectives s'inversent, le grand se fait insignifiant, l'insignifiant se fait grand, l'humanité se désincarne ou part en morceaux. Comme l'avait bien vu Nabokov, entre le comique et le cosmique il n'y a chez Gogol qu'une lettre de différence... Ce n'est donc pas un hasard si Marc Chagall, avec son goût pour les calembours graphiques, ses personnages volants et son invraisemblable tendresse, a trouvé en Gogol un frère spirituel. À la demande de Ambroise Vollard, Chagall livre en 1924 sa relecture des Âmes Mortes en quatre-vingt-seize eaux-fortes, qui ne seront publiées qu'en 1948 par Tériade, pour le bonheur de quelques privilégiés, dans une édition de luxe à tirage limité.
De (auteur) : Nikolai Gogol
Illustré par : Marc Chagall
Traduit par : Anne Coldefy-Faucard
Expérience de lecture
Avis Babelio
DimitriBalzan
• Il y a 1 mois
Considéré comme l’un des monuments fondateurs de la littérature russe moderne, Les Âmes mortes de Nikolaï Gogol est une œuvre qui fascine autant qu’elle déroute. Publié en 1842 et conçu initialement comme le premier volet d’une trilogie inachevée, ce roman déploie une ambition singulière : celle de dresser un portrait satirique et grotesque de la société provinciale russe, en prenant pour prétexte la picaresque et absurde entreprise de Tchitchikov, héros aussi falot qu’insaisissable, qui parcourt la Russie pour acheter aux propriétaires terriens les « âmes mortes », ces paysans décédés mais encore comptabilisés fiscalement. La première qualité indéniable de ce roman réside dans la richesse de sa langue et dans l’extraordinaire virtuosité stylistique de Gogol. Tour à tour ironique, lyrique, grinçant, parfois même burlesque, l’auteur manie la phrase avec une souplesse rare, enchâssant les digressions et multipliant les portraits au vitriol. Certaines scènes – comme celle de l’auberge au début, ou celles des différentes visites chez les propriétaires véreux – concentrent un art consommé de l’observation sociale, souvent drôle dans sa peinture des ambitions dérisoires et des médiocrités provinciales. À travers ces vignettes satiriques, Gogol esquisse en filigrane un tableau d’une Russie engluée dans la corruption, l’inertie bureaucratique et le grotesque des vanités humaines. L’ambiance est « à la russe », au sens où la grisaille, le spleen, mais aussi une forme de truculence campagnarde imprègnent le récit, conférant à cette épopée bancale un charme certain. Il faut reconnaître à Gogol une puissance d’évocation qui mêle l’absurde et le tragique avec une rare maîtrise. Cependant, Les Âmes mortes n’est pas une œuvre sans failles, et celles-ci participent du sentiment mitigé que laisse la lecture. L’une des principales limites du roman réside dans la redondance des épisodes : une fois le principe narratif posé – Tchitchikov allant de domaine en domaine marchander des « âmes » –, les variations autour de ce motif peinent à renouveler l’intérêt du lecteur. Cette structure répétitive finit par provoquer une certaine lassitude. De plus, l’œuvre connaît une nette perte d’élan à partir de la deuxième partie (ou de ce qui subsiste de cette seconde partie), où l’errance du récit et les velléités moralisatrices viennent alourdir la narration. Gogol semble tiraillé entre sa veine comique originelle et un projet plus grave, presque mystique, ce qui confère à l’ensemble une tonalité inachevée et déséquilibrée. À ces longueurs s’ajoute la difficulté de véritablement s’attacher aux personnages. Tchitchikov lui-même demeure un protagoniste fuyant, délibérément flou, réduit à un mobile plus qu’à une intériorité. Les figures qu’il croise ne sont que des types sociaux caricaturaux, souvent plus objets de satire que personnages de roman à part entière. Cela confère certes une puissance à la critique sociale, mais au détriment de l’implication affective du lecteur. En somme, Les Âmes mortes est un roman d’une rare intelligence stylistique et d’une mordante ironie, dont l’inachèvement formel et les lourdeurs narratives affaiblissent toutefois la portée. Œuvre monumentale mais inégale, elle demeure essentielle dans l’histoire littéraire russe, davantage pour ce qu’elle promettait que pour ce qu’elle accomplit réellement.
shadowthrone
• Il y a 3 mois
C’est un roman qui avance à pas feutrés, comme un fonctionnaire trop zélé traversant un couloir vide, lesté de dossiers inutiles et de soupirs bien étudiés. Les Âmes mortes, sous des allures de récit picaresque, est une dissection clinique de l’âme russe, du moins telle que Gogol la perçoit : pesante, boursouflée, engluée dans la paperasse, les convenances et l’obsession de l’apparence. Tchitchikov, notre héros sans grandeur, arpente la Russie profonde à la recherche de... morts. Non pas des secrets, ni des vérités oubliées, mais des serfs décédés, toujours comptabilisés comme biens imposables. Il veut les acheter. Et tout le monde trouve cela parfaitement raisonnable, ou du moins assez lucratif pour ne pas poser de questions. Voilà donc le point de départ : un homme sans âme qui cherche à s’enrichir grâce à des âmes inexistantes, dans un pays où la vie elle-même semble n’être qu’un accident administratif. On lit ce roman comme on feuillette un registre jauni : chaque page pèse, chaque phrase gratte doucement. Gogol peint des personnages qui ne pensent pas, mais répètent ; qui ne vivent pas, mais s'agitent ; qui parlent beaucoup pour ne rien dire, et s’indignent avec application. Il ne les juge pas — il les regarde. Avec cette ironie douce, presque affectueuse, qui fait plus mal qu’une gifle. Il y a dans ces pages un humour discret, une sorte de sourire en coin jamais assumé, qui vous accompagne longtemps après la lecture. Car Gogol ne se contente pas de montrer l’absurde, il le rend familier. Et c’est cela, le plus inquiétant : on finit par s’attacher à cette vacuité ordonnée, à ce monde où l’essentiel est sans cesse reporté, noyé dans l’anecdotique. Les Âmes mortes, c’est une comédie qui ne fait pas rire, une tragédie sans drame, un chef-d’œuvre d’immobilité. C’est la Russie d’hier, mais aussi celle de demain, et peut-être même un peu la nôtre — quand on remplit des formulaires qu’on ne comprend pas, pour des raisons qu’on préfère ignorer. Un roman qui ne se lit pas d’un souffle, mais qui s’infiltre. Par les silences, les redites, et ce regard obstinément ironique sur un monde qui marche, oui, mais sur place.
Bekovisky
• Il y a 4 mois
Tout ça, là, les bouts de la deuxième partie, les miettes sauvées du brasier, on oublie. Rien à en tirer. Gogol lui-même voulait pas qu’on les lise, c’est dire. Il était déjà bouffé par sa folie mystique, le pauvre, il se serait cru inspiré par Dieu qu’il en aurait torché des sermons à faire bâiller les morts. Mieux vaut qu’il ait tout cramé. Une chance. Mais la première partie, ça, c’est du grand art. Le vrai Gogol. Un moraliste, mais un vrai, pas un donneur de leçons. Il chipe le monde comme il est, le presse bien fort, et tout dégouline : la cupidité, la bêtise, l’orgueil, la paresse, la méchanceté. Il les connaît bien, ses larbins, ses fonctionnaires ventrus, ses rustres crasseux, ses nobles de pacotille. Des portraits au scalpel. Pas une fausse note. C’est toute la Russie qu’il balance dans la mare, et elle nous éclabousse encore aujourd’hui. Et Tchitchikov, alors ! Quel numéro ! Un beau salopard, mais quel charme. Il baratine, il embobine, il voyage en troïka comme un diable bien peigné, il arnaque son monde avec des paysans morts et du papier timbré. Tout ça pour quoi ? Pour avoir l’air respectable ! On peut pas s’empêcher de l’aimer, ce type. Parce qu’il nous ressemble, c’est ça la vérité. Et quand il s’invente des vies pour ses âmes mortes, là, Gogol le regarde avec tendresse. Pas de méchanceté gratuite. Juste cette moquerie douce-amère. Et puis cette ville, cette rumeur qui s’emballe, un délire collectif à crever de rire. Un simple boniment qui enfle, enfle, et la foule devient bête à manger du foin. C’est du grand Gogol, ça. Et cette fin… Ou plutôt, cette non-fin. La troïka fonce, avale la steppe, sans but, sans fin. Comme un fantôme condamné à errer, avec son cocher saoul et son larbin crasseux. C’est parfait comme ça. L’histoire, elle devait pas s’arrêter. Gogol non plus. Et son génie, lui, il est toujours vivant.
Apoapo
• Il y a 5 mois
À un premier niveau de lecture, _Les Âmes mortes_ est un roman sur l'escroquerie. Pavel Ivanovitch Tchitchikof est en train de monter une monumentale escroquerie en faisant le tour des propriétaires fonciers de province pour leur faire signer des contrats de vente en bonne et due forme ayant pour objet leurs âmes mortes, des serfs décédés depuis le dernier recensement, lesquels il fera valoir comme s'ils étaient vivants. Nous apprendrons tardivement et incomplètement (partie I, ch. 11) les tenants et les aboutissants de la future arnaque. Mais nous comprenons que durant toute sa carrière de modeste fonctionnaire, il n'a fait que frauder, se faire virer, fuir le fisc et les créanciers, puis se laisser corrompre et frauder encore. Mais, aussi menteur, manipulateur et immoral qu'il soit présenté au lecteur, le sentiment que l'auteur souhaite qu'il lui inspire, c'est le sentiment comique. D'ailleurs, ce n'est pas uniquement le héros que Gogol moque : son ironie tantôt gentillette, tantôt plus piquante, s'étend aux nombreux personnages secondaires avec qui Tchitchikof fait commerce. On peut donc affirmer qu'à un second niveau de lecture, le roman est construit comme une galerie de stéréotypes de propriétaires fonciers dont les comportements et les valeurs sont tournés en dérision, en comparaison, cependant aussi ambiguë et subtile que le permet une grande œuvre littéraire, avec la classe sociale émergente des États bourgeois européens de cette première moitié du XIXe siècle. En cela, Tchitchikof n'est ni meilleur ni pire que ses compères, et par conséquent n'est traité ni avec davantage ni avec moins d'indulgence. La problématique éthique si prégnante dans les grands romans russes de l'époque semble dans un premier temps abordée ici avec beaucoup de légèreté, sous le voile d'une supériorité sarcastique que l'auteur fait planer également sur le lecteur, auquel parfois il s'adresse directement. Ainsi s'achève, à deux tiers, la première partie du roman. Mais il en existe une seconde, inachevée, brûlée par Gogol quelques jours avant sa mort, alors qu'il était la proie d'une grande crise existentielle et morale. Dans cette seconde partie également la narration est construite de la même manière : le héros continue à rencontrer des drôles de barines. Toutefois son caractère se complexifie : va-t-il enfin devenir honnête ? Sa nature de canaille est-elle congénitale ou issue d'une mauvaise éducation, de circonstances malheureuses, et ses malversations ne sont-elles pas en somme analogues à celles de tant d'autres, mais juste accompagnées de plus de malchance ? Est-il le pantin de Satan ? Et d'autre part, existe-t-il un modèle d'honnêteté et d'intelligence dans cette Russie rurale, au milieu d'une corruption et d'une dégénérescence des mœurs, après l'héroïsme ultime mobilisé contre l'invasion napoléonienne, corruption et dégénérescence qu'on dirait aujourd'hui systémiques ? À mesure que les problématiques gagnent en intérêt, on dirait que l'humeur de l'auteur noircit, jusqu'à un apogée représenté par l'excipit, qui constitue une sorte de mea culpa généralisé et en même temps un appel suprême à un « devoir sacré qui incombe à tout homme sur la Terre »... Il reste dans l'ensemble une œuvre qui possède à la fois l'ambition d'un souffle épique, où des digressions interminables occupent une place qui suscite pour le moins la stupeur (sinon l'irritation) du lecteur contemporain qui en a perdu l'habitude, et à la fois la réalité d'une narration amputée et plutôt hétérogène entre les deux parties, où il est peut-être laissé à chacun de décider « où l'auteur voulait en venir ».
Avis des membres
Fiche technique du livre
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- Genres
- Classiques et Littérature , Littérature Classique
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- EAN
- 9782749114637
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- Collection ou Série
- Domaine russe
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- Format
- Grand format
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- Nombre de pages
- 352
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- Dimensions
- 237 x 177 mm
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