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Par Seghers, publié le 20/02/2024

L'art du rire et de l'humour dans « Le Paradoxe du rire » d'Olivia Gazalé

Sept ans après Le Mythe de la virilité, Olivia Gazalé revient en librairie avec un nouvel essai philosophique éclairant et captivant sur le rire et l’humour, Le Paradoxe du rire.

Pourquoi avez-vous choisi d'écrire sur le rire ?

Comme tout le monde, j'adore rire. Je ris beaucoup. Mais aussi comme tout le monde, j'ai fait déjà l’expérience d’une petite blague vexante, humiliante, suivie de la fameuse phrase « ça va ! C'était de l'humour », ce à quoi on ne sait jamais quoi répondre. Je crois que j'ai écrit ce livre pour donner des armes aux personnes qui se sentent humiliées ou vexées par une plaisanterie de mauvais goût, pour qu'elles répondent « Non, ce n’est pas de l’humour, c’est du sarcasme ». Et humour et sarcasme, ce n’est pas la même chose.

Quel est le paradoxe du rire ?

Ce que j'ai appelé « le paradoxe du rire », on le comprend mieux si on se pose la question « peut-on rire de tout ? ». En effet, si l’on répond « oui, on peut rire de tout au nom de la liberté d'expression », on se montre d'une certaine manière insensible aux victimes de la moquerie, du sarcasme et de la vanne humiliante. Mais si on répond « non », on risque de faire le jeu des censeurs et de tuer le rire parce que le paradoxe, justement, c'est que le rire est par essence transgressif, légèrement heurtant. Il doit déranger sinon ça n'est pas drôle.

Quels sont les bienfaits du rire sur la santé physique et psychique ?

Le rire a des bienfaits extraordinaires sur la santé psychique et physiologique. Du simple point de vue physique, c'est une arme thérapeutique extraordinaire. Le rire est bénéfique pour pratiquement tous nos organes – que ce soit le système cardiovasculaire, les échanges respiratoires, la circulation du sang, le sommeil et la santé psychique – puisqu’il fait sécréter toutes sortes d'hormones comme les endorphines ou la sérotonine qui sont les hormones du bien-être. C’est pourquoi on peut dire que c’est une arme extraordinaire pour lutter, par exemple, contre l'anxiété ou la dépression.

Le rire sauve-t-il des vies ?

Au sens symbolique, au sens psychologique, on sait que le rire, dans des situations de détresse ou de désespoir, a cette fonction d'exorciser la peur et l'angoisse, donc de les mettre à distance, de métaboliser les sensations désagréables. En ce sens, oui, le rire peut sauver du désespoir.

Au sens physique, il y a une expérience d'un Américain qui s'appelle Norman Cousins, qui était atteint d'une maladie très grave, auto-immune, qui a décidé de ne se soigner qu’au rire. Il a donc arrêté tous les traitements pour lire des livres drôles, regarder des comédies à la télévision, etc. Et il a guéri. Cependant, il s’agit là d’un exemple unique. En tous les cas, il est sûr que le rire peut accélérer la guérison. C’est pourquoi, d’ailleurs, le rire a fait son entrée à l'hôpital pour les enfants malades avec la visite de clowns, par exemple. De là à dire que le rire sauve des vies, je ne sais pas.

Qu’est-ce qui fait qu’on trouve une phrase, un geste, une situation, drôle ?

Ce qui est intéressant avec l'adjectif « drôle », c’est qu’il signifie à la fois quelque chose qui provoque le rire et quelque chose qui est étrange que l’on comprend bien avec les expressions « un drôle d’endroit », « la drôle de guerre » et « un drôle de sire ». En fait, dans la drôlerie, il y a la surprise. On rit en général de ce qui nous surprend et nous heurte. Dans le rire, il y a toujours un élément transgressif, subversif. On va rire de la transgression des normes de la grammaire ou de la syntaxe pour le jeu de mots. On va rire des normes de la représentation quand on va avoir une caricature. À chaque fois, il y a quelque chose, un ordre qui est dérangé, qui est heurté dans le rire. C'est pour cela, évidemment, que ce qui fait rire les uns ne fait pas forcément rire les autres.

Quelles sont les fonctions du rire ?

Le rire a de multiples fonctions. Il a d'abord une fonction individuelle thérapeutique, anxiolytique. Il exorcise nos peurs et nos angoisses, à commencer par la peur de la mort. Mais le rire a aussi des fonctions sociales. D’après le philosophe Henri Bergson, par exemple, le rire a une fonction de sanction de la déviance, c’est-à-dire qu'on va rire de celui qui ne fait pas comme les autres, de celui qui est ridicule, de celui qui transgresse la norme. On va donc rire, le ridiculiser, pour le ramener dans « le droit chemin ».

Il y a aussi des fonctions politiques du côté de la subversion du pouvoir. La satire, par exemple, va ridiculiser les puissants. Mais il y a aussi une fonction politique au bénéfice des dominants. On voit que le rire a toujours été utilisé par les pouvoirs publics pour, en quelque sorte, désamorcer la révolte en la parodiant. Par exemple, dans les carnavals ou dans toutes les fêtes collectives, il y a l’idée de jouer au désordre pour mieux réintégrer l'ordre ensuite. Parmi les fonctions politiques du rire, il y a donc celle de conservation de l'ordre social.

Puis le rire a aussi des fonctions commerciales. On sait que le rire, non seulement, se vend très bien, c'est un continent économique gigantesque, mais le rire aussi fait vendre. C'est aussi un argument publicitaire.

En résumé, le rire a des fonctions vraiment très importantes. C'est un outil multiple dont tout le monde peut s'emparer.

Le rire peut-il être dangereux ?

Il y a des rires de dénigrement, de dégradation, qui peuvent être très préjudiciables pour leurs cibles. Je pense qu'une cible est d'autant plus vulnérable qu'elle est stigmatisée. On va prendre un exemple très simple. Pourquoi une blague raciste est plus préjudiciable pour la personne racisée qu'une blague sur les Suisses ? Parce que dans un cas, la blague sur les Suisses va perpétuer des stéréotypes. « Les Suisses sont riches, ils mangent du chocolat, ils sont ponctuels… » : ce sont tous des stéréotypes. Dans l'autre cas, on perpétue un stigmate. Or, à l’origine, le stigmate est une marque qu'on faisait sur les esclaves, ce qui explique pourquoi c'est un stéréotype négatif et dégradant. Ce qui est dangereux dans la blague raciste, c'est donc qu'elle va contribuer, même dans l'inconscient collectif, à perpétuer des stéréotypes dégradants, c'est-à-dire des stigmates à l'encontre de ces populations. C'est ça qui est dangereux avec le rire.

Le rire est-il soumis aux normes de genre ?

Oui, bien sûr, le rire est soumis aux normes de genre. Jusqu'au XIXᵉ siècle, il n'était absolument pas bien vu pour une femme de rire et encore moins de faire rire parce qu’on considérait que c'était inesthétique pour une femme de rire. Ce n’était pas joli de rire la bouche ouverte. Deuxièmement, c'était immoral parce qu’on rit souvent pour se moquer. Et troisièmement, cela heurtait les conventions sociales parce que le rire a un côté vulgaire, on rit de l'obscénité de choses qui ne sont pas considérées comme du domaine du féminin. Donc, évidemment, le rire est très genré. On considère que les hommes font rire et que les femmes peuvent rire, mais discrètement. Rappelons tout de même que jusqu'au XIXᵉ siècle, les femmes convenables n'avaient même pas le droit d'assister à une comédie. Et si elles riaient, il fallait qu'elles se cachent derrière leur éventail ou derrière leurs mains pour faire ça discrètement. Le fait que des humoristes, à partir de la deuxième moitié du XXᵉ siècle, des humoristes femmes, soient montées sur scène et remplissent des salles, est une véritable révolution anthropologique majeure parce que ça n'existait pas.

 

Seghers

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