LETTRE A MON JUGE : Le livre de Georges Simenon

J’ai du mal à finir ce livre, bien qu’il ne me reste qu’une poignée de pages. Ce qui me frappe, c’est la force avec laquelle Simenon parvient, à travers un portrait psychologique fascinant, à faire naître une haine si viscérale envers son personnage principal que la lecture en devient presque insoutenable. Comme le roman prend la forme d’une longue lettre adressée par Charles Alavoine à son juge, nous sommes enfermés dans sa vision du monde, dans son obsession, dans sa justification. Cela provoque un malaise constant : plus on avance, plus on déteste cet homme. Personnellement, j’ai été profondément irrité par la manière dont il déforme l’amour en une vision jalouse, violente et perverse. Un discours toxique, tenu avec une telle conviction, et qui n’est contredit par personne, car dans une lettre seul l’écrivain peut imposer ses idées. Je pense que c'était ici l'objectif du livre, et c'est plutot réussi, il permet de se réconforter dans notre vision du monde, en y marquant un profond contraste.

Lettre à mon juge de Georges Simenon Du fond de sa cellule, un homme écrit au juge d’instruction qui a instruit son affaire, il le connaît bien ils ont passé de longues heures ensemble. Il a sûrement un peu de respect pour lui et décide de lui rapporter directement par une longue lettre ce qu’il a pensé de l’affaire, et surtout de ce que lui a inspiré le procès, les avocats, le président de la cours d’assises et les jurés. La venue de sa mère à la barre, son témoignage, sa dignité, l’évocation de ses trois femmes, Jeanne, Armande et Martine auprès desquelles elle a vécu formant un improbable trio. Mais le fond de cette lettre est ailleurs, la véritable raison pour l’avoir écrite est ailleurs, il ne veut pas de circonstances atténuantes il ne veut pas de pitié, car sinon, son geste n’aurait plus aucun sens et il s’explique alors longuement. Un Simenon surprenant, on est toujours dans le Noir, il y a bien eu un meurtre mais le geste est devenu secondaire face à ce que son auteur veut lui donner comme signification. Intéressant bien sûr mais ce n’est point le type de Simenon que je préfère.

Charles Alavoine, respectable médecin, est en prison pour l'assassinat de sa maîtresse. Dans une longue lettre adressée au juge, il retrace sa vie et ce qui l'a conduit au meurtre. Ce roman est construit comme un monologue intérieur sur les presque 200 pages qui constituent cette fameuse lettre au juge. C'est le récit d'une vie, la confession d'un homme qui va tenter d'expliquer l'inexplicable. C'est bien écrit, la simplicité du style se marie très bien avec la complexité des personnages. Vous l'aurez compris, ce n'est pas un polar. Grâce à ce challenge, je découvre que Simenon est loin d'avoir écrit uniquement des enquêtes ! C'est un roman "dur" comme l'auteur aimait les appeler, un classique parmi les classiques, à lire pour découvrir l'auteue sous un autre angle.

Charles Alavoine est devenu médecin pour faire plaisir à sa mère. Il s’est marié une première fois, pour être conforme à l’image que l’on se faisait de lui. Après la mort de sa première femme, père de deux fillettes, il s’installe à La Roche-sur-Yon. Là, il rencontre Armande, personne autoritaire qui va vite s’imposer dans le foyer. Ainsi Alavoine, après avoir été dirigé par sa mère dans les principaux choix d’une vie, va être littéralement pris en main par sa femme. Pour comprendre la psychologie de cet homme, il faut chercher dans son enfance et dans la disparition prématurée de son père alcoolique qui, ayant dilapidé le bien familial se suicide alors que Charles n’a que neuf ans. Privé de référence masculine, Alavoine va être gouverné par deux femmes. Cette insuffisance paternelle sera le point de départ d’une frustration qui poussera Charles dans les bras d'une troisième femme, Martine. Ayant commis l’irréparable, il explique à "son juge" sa vie avec Armande : Souvenez-vous du ton sur lequel, quand on a parlé de mon crime, elle a prononcé : Je n'ai rien à dire de cette femme… Je l'ai reçue trois ou quatre fois à la maison, mais je la connaissais peu… Sans haine, a-t-on eu soin de souligner dans les journaux, presque sans amertume. Et avec quelle dignité ! Tenez, mon juge. Je crois que je viens de trouver le mot sans le vouloir. Armande est digne. Elle est la dignité même. Et maintenant, essayez de vous imaginer pendant dix années en tête à tête quotidien avec la Dignité, essayez de vous voir dans un lit avec la Dignité. […] Avez-vous jamais rêvé que vous aviez épousé votre maîtresse d'école ? Eh bien ! moi, mon juge, c'est ce qui m'est arrivé. Ma mère et moi, nous avons vécu pendant dix ans à l'école, dans l'attente d'un bon point, dans la peur d'une mauvaise note. La rencontre avec Martine révèle à Charles la violence de la passion. Lui qui a toujours connu la tiédeur d'une vie bourgeoise confortable mais étouffante va soudain découvrir un monde auquel il n'a jamais eu accès. Le passé trouble de Martine fait naître l'inquiétude et la jalousie au cœur de son amant. Tous les démons de sa propre histoire vont se réveiller au contact de cette jeune femme et le pousser sur des chemins dont on ne revient pas…