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La minute lecture: Le fou de Bourdieu de Fabrice Pliskin
Publié le 13/09/2025 , par Laurence Caracalla

Il aura fallu trois secondes pour que la vie d’Antonin Suburre explose. Bijoutier à Brioude, marié et menant une vie tranquille, le brave homme est un jour braqué. Il se défend, tire dans le dos de son agresseur, un jeune homme de dix-huit ans appelé Chamseddine, et le voici en prison.
Le quinquagénaire va y passer quelques années, d’abord apeuré, agressé par quelques codétenus, puis bien décidé à ne pas perdre son temps. Il s’intéresse à la philosophie, mais n’y comprend pas grand-chose, et découvre une discipline qui va l’enchanter : la sociologie. Bourdieu devient une espèce de compagnon de cellule, ses livres vont, enfin, lui ouvrir l’esprit.
Dans notre société, ne cherchons pas plus loin : d’un côté vivent les dominés, de l’autre les dominants, écrit le maître. Mais comment ne pas y avoir pensé plus tôt : le malheureux Chamseddine était un dominé, Suburre, le dominant. Il faut contrattaquer, déconstruire ce monde scindé en deux, sauver les dominés des griffes des dominants !
Devenu libre, il rencontre à Paris un jeune homme d’origine algérienne, banlieusard, osons le dire « bas de plafond », qui, comble de la coïncidence, répond au prénom de Chamseddine. Suburre se sent pousser des ailes : il cherchait la rédemption, il l’a trouvée et prend en main le garçon, tente de l’éduquer. Mais Suburre en fait trop, beaucoup trop. Personnage naïf et, au fond, attachant, déraisonnable pour ne pas dire perché, il entretient avec Chamseddine un drôle de rapport : mi paternel, mi obsessionnel, qui lui fera commettre des actes insensés.
On suit, hilare, et parfois dérouté, les agissements de ce pauvre Antonin, qui sombre corps et âme dans une cause qui le dépasse. Parfois dangereux, parfois humilié, souvent ridicule, il cherche désespérément à devenir celui qu’il ne peut être. Et il poursuit un but sans s’apercevoir qu’il est bien seul à s’embarquer dans cette entreprise « bourdieunesque ». Le sociologue aurait-il seulement imaginé qu’un tel individu suivrait à la lettre sa théorie ? Le bijoutier auvergnat va sombrer et se retrouver, une fois encore, abandonné, lui et ses divagations.
Le journaliste Fabrice Pliskin s’en donne à cœur joie. Avec cette fable pleine de rebondissements, d’actions et de délires, il en profite pour brocarder la jeunesse des banlieues (et son portrait n’est pas des plus flatteurs), les tristes bobos parisiens et leurs apparences trompeuses. Mais c’est notre héros qui stupéfie : ses discours alambiqués, voire prétentieux (et souvent incompréhensibles), sa traduction simpliste de Bourdieu, et même ses rares moments de lucidité, en font un personnage si pittoresque, si insolite que le lecteur en reste coi ! On espère toujours qu’il saura s’arrêter à temps mais plus avance le récit, plus ses extravagances dépassent l’entendement. Il était pourtant persuadé de sauver l’humanité, convaincu d’être utile à cette société courant à sa perte, il ne fera qu’envenimer les choses. Antonin était fou de Bourdieu, il est devenu fou tout court. Pauvre de lui.