REVUE DE PRESSE
Cette phrase est-elle de la science-fiction : Lorsqu'une dizaine de gerbes furent dépiquées, la paille chassée, par les demoiselles de la batteuse, commença d'affluer sur le manteau de la presse ? Sans doute, pour qui n'a jamais vécu à la campagne et n'a jamais vu à l'uvre une batteuse-lieuse. La Mémoire double oblige ainsi à une double lecture, une lecture parallèle, que le sage montage un chapitre vert/un chapitre gris renforce. Il y a le roman paysan, qui paraît étrangement décalé hors du temps et de l'espace (on comprendra pourquoi en fin de volume), et qui est un vrai bonheur de couleurs, de bruits, d'odeurs, de sensations - de signes enfin : Porté par la chaleur, un claquement d'ailes passa dans le ciel. Il y a le roman électronique, où le moindre de ces signes est réduit à ses composantes recrées : Du point de vue de l'informaticien, l'émotion amoureuse pouvait être interprétée comme un facteur donné dans un système...
On a donc un jeune ouvrier agricole de 36 ans, Antoine, qui vit dans une ferme de Gascogne (patrie des Bogdanov... et de Jeury, autre grand paysan sous le ciel de la s-f), et dont les pas n'ont jamais dépassé l'horizon qu'il voit de chez lui. On a de mystérieux personnages qui vivent « ailleurs » et essayent de s'infiltrer dans le monde d'Antoine, pour lui soutirer un secret. (...) La Mémoire double n'est pas un roman à chute, mais un roman à décryptage : quelle est l'interface exacte entre le monde vert et le monde gris. D'où vient Antoine, quel secret doit-on lui soutirer... ? Tout est affaire de petites touches, qui finissent par s'assembler en une construction cohérente et vraisemblable. (...)
Voilà un roman chaleureux et énigmatique qui vaut plus que le détour, et dont la conclusion possède une subtilité supplémentaire : car si tout son cours laisse supposer la terrible menace que le monde gris fait peser sur le monde vert, on s'aperçoit in fine que ce dernier n'existe que par le précédent. Ambiguïté idéologique ? Dialectique en mouvement ? Chacun jugera.
Quant à l'attribution du prix d'Avoriaz à La Mémoire double, elle est méritée : c'est le meilleur ouvrage français de la rentrée.
Jean-Pierre Andrevon in Fiction 373, 1986