«On l'a compris, il y a, dans notre petit monde à nous autres, de la Presse, de la splendeur, et bien des misères aussi. Et entre les deux, il y a les travaux et les jours, ce train-train bercé du murmure de l'actualité qui défile, l'angoisse du papier à rendre, le drame du bureau à déménager, le nouveau chef, les jeunes stagiaires, les pauses à la machine à café, le pot de cinq heures chez Régine, au cinquième. Oui, entre les deux, il y a la vie. Et quel lecteur de journal en est clairement conscient? Ne croyez pas cette remarque absurde, je me suis rendu compte de son étrange vérité, il y a quelques temps maintenant, lors d'un échange épistolaire avec un des abonnés du magazine pour lequel je travaillais. Il m'avait écrit une lettre exaspérée, bouillonnante, furieuse, de l'apostrophe («espèce de buse») jusqu'à la signature («et avec ça ne croyez pas que je vous salue, minable!») comme font les lecteurs de journaux, parfois, lorsque les limites de ce que, selon eux, une société civilisée peut tolérer sont franchies, lorsque les bornes de l'indignité médiatique sont largement dépassées. Je n'en disconviens pas, j'étais allé très loin. L'article ? et pourquoi m'avait-on demandé d'écrire sur un sujet pareil? ? portait sur l'application des réformes de l'enseignement secondaire en Eure-et-Loir dans les années 80, et de fait, j'avais frôlé l'ignominie: non seulement je m'étais trompé sur le nom d'un des secrétaires généraux de la Fen de l'époque, mais dès la deuxième ligne, j'avais, dans un navrant moment d'égarement, collé un subjonctif derrière la conjonction «après que». Bien sûr, quant au fond, le lecteur avait raison. Je le lui écrivis, comme il se doit, en lui demandant plus bas que terre d'accepter mes plus plates excuses. Quel sombre accès de mélancolie saisit alors mon cerveau malade, de quel repli de mon âme inquiète jaillit soudain cette idée saugrenue? Il me semblait qu'il manquait à ma lettre une phrase. Je l'ajoutai: «mais pourquoi m'avez-vous dit toutça si méchamment. Ça m'a fait beaucoup de peine, vous savez». La réponse ne tarda pas. Huit pages. Huit pages confondues, tétanisées, bouleversées, mouillées des sanglots du repentir! Quelle horreur, «beaucoup de peine»! C'était absurde! c'était idiot! c'était affreux! Il ne le voulait pas! Le malheureux, plus bourrelé de remords, soudain, que la pauvre Lady Macbeth devant ses mains tachées de sang, ne savait plus quel parfum de l'Arabie agiter sous mes narines pour effacer son offense, m'inviter au restaurant, m'offrir des vacances chez lui, reprendre un abonnement à mon journal ? même le pire ne le faisait plus reculer. Et surtout, emporté par les débordements de son cœur généreux, il me faisait cadeau, au détour d'un paragraphe, de cette phrase sublime qui est restée gravée dans ma mémoire: «Je voulais juste corriger un article idiot, je n'aurais jamais pensé que quelqu'un l'avait écrit.» Eh oui! «Quelqu'un l'avait écrit.» Lecteur désormais mon ami, vous aviez découvert cette loi biologique mystérieuse : dessous les lignes qui vous exaspèrent et que vous parcourez chaque jour pourtant, dans votre journal, dessous les titres, les articles et même les noms , il n'y a pas que du mauvais papier, de l'encre qui tache et de sombres affaires de coûts et de recettes, il y aussi des petits cœurs qui palpitent, des mains qui se fatiguent ou qui se marrent, des doigts qui pleurent ou qui pensent à autre chose, des têtes qui font ce qu'elles peuvent et des gifles qui se perdent, en un mot, il y a des gens. À travers l'histoire qui vient, c'est d'eux dont j'entends vous parler.»