Une infirmière revint prendre la température de Julia. Tom, le père de Julia, tourna en rond dans la chambre en attendant le résultat. L'accès de fièvre avait été bref et tout était redevenu normal. Julia se sentait mieux: elle avait faim. Tandis qu'elle disait à l'infirmière ce qu'elle voulait manger, Tom s'éclipsa dans la salle de bains. En se lavant les mains, il se regarda dans le miroir. Ce que ses amis lui avaient dit – du moins ceux qui avaient l'expérience de la paternité – était vrai: un enfant vous changeait de fond en comble. Plus rien n'avait d'importance à l'exception de la petite chose que vous aviez fait naître et pour qui vous pourriez tout sacrifier sans la moindre hésitation. Quelle était la puissance des gènes? Une force aveugle qui favorisait la survie des êtres capables de procréer au détriment des hommes vieux et vidés? L'amour, l'inquiétude, la tendresse d'un père et d'une mère n'avaient-ils pour seul but que de perpétuer le genre humain? Quelle importance, après tout? Il n'était certain que d'une chose: il ne savait pas grand-chose. Il n'avait pas la foi. En fait, il croyait seulement à la «force supérieure» du programme de désintoxication en douze étapes qui l'avait sauvé de l'alcoolisme cinq ans auparavant. Mais, pour autant, la vie ne se résumait pas à un simple processus chimique. Depuis la naissance de leur fille, Clare et lui étaient persuadés, d'une façon étrange et indéfinissable, de l'existence d'autre chose. En regagnant la chambre, il entendit le rire de l'infirmière:– Tu te moques de moi! Tu ne t'appelles pas Melanie mais Julia.– Melanie!Dressée dans son lit, tenant serrée contre elle sa peluche favorite, un grand sourire aux lèvres, Julia avait l'air de beaucoup s'amuser. – Bon, je vais t'appeler Melanie si ça te fait plaisir. Mais je sais que ton vrai nom, c'est Julia. – Melanie! insista Julia aux anges, tel un joueur de tennis qui lobe son adversaire et s'attend à ce qu'il se fatigue et renonce.– Regarde ! Ton père est revenu. Et si on lui demandait comment tu t'appelles ? Julia n'avait pas entendu Tom rentrer. Elle se retourna brutalement, comme coupable. A cet instant, Tom comprit ce que sa femme avait voulu lui expliquer. Soudain, il se passa quelque chose entre sa fille et lui, quelque chose de surnaturel. Un sentiment étrange et dérangeant. – Qui est Melanie? demanda-t-il d'une voix qu'il voulut légère, pour lui donner l'impression d'entrer dans son jeu. Je ne vois personne ici qui s'appelle Melanie. Julia prit un air de sainte-nitouche. Sans rien dire, elle se mit à bercer son jouet, un petit singe.– C'est lui, Melanie? fit Tom en s'asseyant au bord du lit et en désignant le singe.Julia hocha la tête et l'enfouit dans la peluche pour ne plus entendre les questions de son père.– Je vais revenir avec son thé, dit l'infirmière gaiement. Puis-je vous apporter quelque chose, monsieur Freeman? – Non. Puis, se souvenant qu'il devait être poli, il ajouta :– Non merci, je n'ai besoin de rien.L'infirmière sortit.– Pourquoi as-tu dit que tu t'appelais Melanie? dit-il d'une voix égale, comme s'il lui demandait de lui expliquer les règles d'un nouveau jeu. Tu connais quelqu'un qui s'appelle Melanie? fit-il en caressant les cheveux de sa fille.Elle garda sa tête collée à sa peluche, comme si elle avait peur de regarder son père. Il ne devait pas trop insister. Et pourtant, il voulait qu'elle lui réponde. Il ne pouvait laisser tomber.– C'était un jeu?Vivement, elle fit oui de la tête, prête à accepter n'importe quoi pour arrêter cette conversation. D'autant qu'il lui avait présenté une porte de sortie parfaite en parlant d'un jeu. – Regarde-moi!Elle releva sa tête, l'air solennel et un peu méfiant.– N'aie pas peur, je ne suis pas fâché. Je veux juste savoir qui est Melanie.– Melanie est partie, dit-elle d'une voix plus enfantine que d'habitude et si douce qu'on aurait dit un murmure. Melanie est partie, maintenant.