Ceci n'est pas qu'un tableau : Le livre de Bernard Lahire

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La Découverte

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À partir d'une enquête sur la réapparition étrange, au début des années 1980, de plusieurs versions d'un célèbre tableau disparu de Nicolas Poussin, Bernard Lahire propose une ambitieuse réflexion théorique sur l'art et les métamorphoses du sacré dans les sociétés contemporaines.

En 1657, Nicolas Poussin peint une Fuite en Égypte au voyageur couché. La toile disparaît ensuite pendant plusieurs siècles. Dans les années 1980, plusieurs versions du tableau réapparaissent, de grands experts mondiaux s'opposent, des laboratoires d'analyse et des tribunaux s'en mêlent et nombreux sont ceux – galeristes, experts, directeurs de musée, conservateurs, etc. – à vouloir authentifier et s'approprier le chef-d'œuvre. L'une des versions sera finalement acquise pour 17 millions d'euros par le musée des Beaux-Arts de Lyon.
De quoi nous parle cette histoire aux allures d'intrigue policière ? Pourquoi une telle débauche d'énergie, de controverses et d'argent pendant autant d'années ? Qu'est-ce qui fait la valeur – économique, esthétique – d'une œuvre d'art ? Et d'où vient cette aura attachée aux créateurs et aux œuvres ?
Bernard Lahire montre que le sacré n'a jamais disparu de notre monde mais que nous ne savons pas le voir. La magie sociale est omniprésente dans le domaine de l'économie, de la politique, du droit, de la science ou de l'art autant que dans celui de la mythologie ou de la religion, car elle est l'effet d'enchantement produit par le pouvoir sur ceux qui en reconnaissent tacitement l'autorité. C'est cet enchantement qui transforme une sculpture d'animal en totem, un morceau de métal en monnaie, une eau banale en eau bénite ; et c'est cette même magie sociale qui fait passer un tableau du statut de simple copie à celui de chef-d'œuvre.
Puisant avec érudition dans les vastes domaines du savoir anthropologique, historique et sociologique, ce livre interroge, grâce à une série de régressions historiques, les socles de croyance sur lesquels nos institutions et nos perceptions reposent. Questionnant radicalement l'art et son ambition émancipatrice, il révèle les formes de domination qui se cachent derrière l'admiration des œuvres.

De (auteur) : Bernard Lahire

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Les libraires et les médias en parlent

Bernard Lahire n'en démord pas : " tout renvoie à la relation dominant-dominé ". Et quand il décortique patiemment l'histoire sociologique d'un tableau, on l'imagine dépiauter une noix, en partant du " petit bois derrière chez moi ", puis du noyer, en ôtant la bogue puis cassant la coque jusqu'au cerneau, sans jamais lâcher son but. Lequel ? Montrer, à partir du destin singulier d'un objet d'art, tout ce qu'il révèle des structures invisibles du social et de sa relation au sacré. L'objet n'est pas n'importe lequel – mais, disant cela, l'on participe déjà à la sacralisation de la chose : la Fuite en Egypte, ou plus exactement l'une des versions de La fuite en Egypte au voyageur couché, toile peinte par Nicolas Poussin en 1657 disparue depuis plusieurs siècles, est retrouvée dans les années 1980, authentifiée, puis contestée, puis achetée à prix d'or par le musée des Beaux-Arts de Lyon en 2008, puis réattribuée au peintre tandis que le doute subsiste... " C'est la marque de Bernard Lahire que cette démarche pragmatiste, qui consiste à partir, non du macro-social, mais des individus, dans ce que leurs stratégies ont de singulier ". C'est à partir du jeu (terme cher à la sociologie de Bernard Lahire) de tous les acteurs de cette affaire, depuis Poussin lui-même et sa reconnaissance au panthéon des grands peintres jusqu'aux luttes d'influence des experts, en passant par les institutions culturelles, les galeristes, les juges, les scientifiques, les critiques, que le sociologue observe la scène. C'est la marque de Bernard Lahire que cette démarche que l'on pourrait dire pragmatiste, qui consiste à partir, non du macro-social, mais des individus, dans ce que leurs stratégies ont de singulier – ce qu'il appelle aller dans " les plis " du social. Mais ce n'est que dans la troisième partie de son énorme ouvrage qu'il se livre au récit circonstancié de l'affaire dans tous ses " plis ". Les deux autres tiers élargissent la focale et déplient la toile, si l'on ose dire, pour réexaminer les " Règles de l'art " que naguère Pierre Bourdieu avait mises au jour. Plus : pour les réarticuler à la question du sacré en remettant en cause l'autonomie du champ artistique par rapport au pouvoir. C'est bien ce que fait exploser le faussaire en tentant de déjouer les opérations de " magie sociale " par lesquelles une " vulgaire copie " peut être admirée comme un chef d'œuvre. Non, le sacré n'a pas disparu de nos sociétés, affirme le désenchanteur. Il est même structurant, tel un invariant anthropologique. Avec cette frontière entre profane et sacré, qui place " en haut " tel peintre ou telle toile, et " en bas " tels autres, s'incorpore la domination, une catégorie que bien des sociologues et philosophes (Bruno Latour en tête, avec lequel le travail de Lahire dialogue plus souterrainement qu'avec Bourdieu) ont abandonnée. Il peut être tentant d'accuser le sociologue de " réductionnisme ", et d'entendre sa critique de la valeur émancipatrice de l'art comme un appel à déserter tous les musées nationaux. Ce serait passer à côté de l'essentiel : une sociologie qui redonne au social son épaisseur et sa complexité.|Catherine Portevin
Philosophie magazine
Le 11 février 2008 fut accroché au Musée des beaux-arts de Lyon un tableau du peintre Nicolas Poussin intitulé La Fuite en Egypte (1657-1658). La toile représente Joseph, Marie et Jésus enfant guidés par un ange sur le chemin qui leur permettra d'échapper à la colère d'Hérode. Son déballage, sous les projecteurs, rappelait l'extraordinaire destin de ce tableau longtemps perdu qui refit surface dans le monde de l'art au milieu des années 1980. L'attribution du tableau à Poussin déclencha en effet d'intenses luttes d'influence, dont l'issue fut plus souvent tranchée par la justice et le marché que par la science ou le goût esthétique. Une " incroyable épopée scientifique et juridique ", comme le rappelait alors le magazine Télérama ? Plutôt un intense et déroutant moment de " magie sociale ", pour Bernard Lahire, qui observe, à distance, cette scène pour lui " aussi mystérieuse que les cérémonies rituelles de sociétés qui nous sont totalement étrangères ". Le sociologue, auteur de livres importants sur la lecture ou les pratiques culturelles, prend ici des airs d'anthropologue, intrigué par le culte voué à ce qui n'est après tout qu'un " objet-toile ". " Il faut de fortes croyances collectives en l'objet d'art, sacralisé, note Lahire, pour déclencher (...) autant d'effusions. " Son livre peut se lire de deux façons très différentes. La première – la plus facile – consiste à suivre la description minutieuse du chemin parcouru par cette toile. Ces toiles, devrait-on dire d'ailleurs, puisque ce sont en fait trois "versions" de La fuite en Egypte qui prétendirent, à partir des années 1980, au statut d'oeuvre autographe. [...] Ce livre peut aussi se lire comme un essai de sociologie de la domination. Car toute sa première partie est portée par un ambitieux projet scientifique: mesurer la puissance du sacré aujourd'hui.

|Gilles Bastin
Le Monde des livres
C'est un vrai roman policier. Au cours des années 1657 et 1658, Poussin peint La Fuite en Egypte, à la demande d'un marchand parisien d'origine lyonnaise, Jacques Serisier. Il ne se doute probablement pas qu'avant son acquisition par le Musée des Beaux-Arts de Lyon en 2007, son tableau va devenir l'objet d'une des plus célèbres controverses de l'histoire de l'art. C'est ce que relate avec moult détails, le sociologue lyonnais Bernard Lahire, dans son dernier ouvrage. [...] Cette enquête passionnante est aussi l'occasion de rappeler en creux que la culture est celle qu'on se fait par soi-même, et pas par des chefs d'oeuvre qui nous seraient dictés par les experts les plus en vue de la société.|Luc Hernandez
La Tribune de Lyon
En 2008, le musée des Beaux-Arts de Lyon exposait pour la première fois un tableau de Nicolas Poussin : Fuite en Egypte au voyageur couché, daté de 1657. Disparue pendant des siècles, la toile venait finalement d'être authentifiée parmi plusieurs copies, au terme d'une longue controverse opposant de nombreux experts. Le sociologue Bernard Lahire, auteur entre autres de La culture des individus, s'est penché sur l'histoire mouvementée de cette toile, pour éclairer en quoi l'art est traversé par le sacré et la magie. Son nouveau livre, Ceci n'est pas qu'un tableau, tire la sociologie de l'art vers la sociologie politique, pour interroger les mécanismes de domination sociale qui se cachent sous l'admiration des œuvres. Ceci n'est pas qu'un livre historique, mais un grand livre interrogeant les conditions sociales de notre propre regard sur le monde.|Jean-Marie Durand et Diane Lisarelli
Les Inrockuptibles
En 2008, le musée des Beaux-Arts de Lyon acquérait une toile de Nicolas Poussin (1594-1655), La Fuite en Égypte au voyageur couché, pour 17 millions d'euros. Hormis le fait qu'il s'agit de la plus grosse somme jamais réunie par le mécénat pour l'achat d'une toile, cette acquisition est le résultat d'un long processus d'authentification d'un tableau dont trois versions concurrentes se disputaient la place.
S'emparant de cet événement, Bernard Lahire développe un travail digne d'éloge à bien des titres. À commencer par son ambition. Sortir des terres réservées de la sociologie, des sujets consacrés, pour aller chasser sur celles de l'histoire, de l'art, de l'anthropologie, de la théologie et du droit : tout cela suppose un certain courage. Celui notamment d'aller à rebours de la tendance universitaire qui est de cloisonner les disciplines, de produire des spécialistes compétents dans leur domaine mais inadaptés aux plus grandes synthèses.
C'est l'une des intentions, accompagnée d'un doute salutaire, de B. Lahire. Il y va selon lui de l'honneur de son métier. " La responsabilité des sciences du monde social dans la mise au jour des structures du monde social, et tout particulièrement des faits de domination, est écrasante, et nous devrions veiller à préserver les bonnes conditions de l'exercice de la science si nous souhaitons lui voir jouer un rôle émancipateur ", écrit-il.
Il s'agit en l'occurrence de dévoiler ce qui fait pour nous, aujourd'hui, l'évidence et de montrer que tel n'a pas toujours été le cas. Ce que nous tenons pour acquis sans même l'interroger est le résultat d'un processus historique et sociologique et détisser la trame de la réalité permet de mettre au jour les rapports qui le guident : " Un objet culturel n'existe que saisi par des discours, des grilles de classification, des épreuves, des procédures et des institutions qui l'enserrent et s'en emparent. ". Partir de l'achat de ce tableau amène B. Lahire à se pencher sur son histoire, sur celle de son auteur présumé, et sur l'émergence progressive, à partir de la Renaissance, du statut d'artiste. La notion même d'œuvre d'art et celle si particulière d'authenticité en découlent. Le tableau concerné existait en effet en trois exemplaires. La valeur d'une œuvre dépend de son unicité. Le rôle de l'expert est donc déterminant puisque c'est lui qui dit le vrai et sépare le bon du mauvais, le juste du faux, le chef-d'œuvre de la copie. Lorsque l'un de ces experts en position dominante dans le monde de l'art défend une toile, c'est la bonne. Qu'il perde en crédit ou vienne à disparaître, c'est l'avis d'un autre qui devient prépondérant. De plus, un expert peut changer d'opinion et arguer qu'au moment où il a examiné une toile prétendant à l'authenticité, la lumière n'était pas idéale, les conditions d'exposition non plus, le tableau trop sale, et qu'il s'est trompé. La vérité, en peinture, comme ailleurs, tient à des détails subtils.
L'achat de la toile de Poussin par le musée de Lyon résulte d'une longue bataille entre les tenants des différentes versions, et a exigé de traverser une série d'épreuves juridico-scientifiques pour qualifier l'objet. On mesure le sérieux de la démarche au vu des sommes engagées. Mais l'enquête ne s'arrête pas là. Exposer une toile dans un musée, explique B. Lahire, suppose l'existence de " socles de croyances historiques " dont nous n'avons même plus conscience. Un musée est un espace bien particulier, dont l'analyse mène B. Lahire bien au-delà du cas Poussin. Contre les tenants d'un désenchantement du monde contemporain, il soutient que le sacré, la magie même, habitent toujours notre quotidien. De même que l'Église établit une frontière entre sacré et profane, le musée reconduit cette partition de l'espace. Tirant le fil du sacré, B. Lahire montre tout ce que l'adoration des reliques saintes au Moyen Âge a légué à celle des œuvres d'art aujourd'hui. Il ajoute : " La magie n'est pas près de disparaître du monde social car elle est une propriété consubstantielle des sociétés hiérarchisées. ". Ces hiérarchies anciennes ayant pour fondement l'opposition entre sacré et profane, dominants et dominés, se retrouvent aujourd'hui entre l'art et la vie, l'œuvre et le public, l'expert et le profane. Plutôt que facteur d'émancipation, la relation du public à l'art est donc, selon B. Lahire, habitée par des logiques de domination. " À travers la séparation, la distance entre un objet constitué en spectacle et un sujet qui l'admire, le respecte, le vénère, ce qui s'apprend dans le rapport à l'art, c'est, sous une forme euphémisée, un rapport de soumission. Dans le rapport à Dieu comme à l'œuvre d'art, structuré par les oppositions entre le sacré et le profane, le supérieur et l'inférieur, le haut et le bas, le spirituel et le matériel, le digne et l'indigne, le noble et le vulgaire, se joue une sorte de répétition du rapport au puissant, au dominant, à celui qui impose l'admiration, la vénération et le respect ", écrit-il. Le sacré perdure dans les sociétés modernes. Il n'a fait que se déplacer. La transsubstantiation, conversion du pain et du vin en corps et sang du Christ, est-elle plus miraculeuse que celle du passage de croûte à chef-d'œuvre éternel ? Or c'est bien cela qui se produit lorsqu'un expert authentifie une toile : la magie opère.
Que des peintres célèbres en leur temps ne soient plus cotés de nos jours révèle également que l'histoire de l'art ne s'écrit pas toute seule. Par qui ? Pour qui ? C'est une question que l'on peut se poser, toujours en fonction des rapports de domination qui agissent, plus ou moins souterrainement, au sein de chaque société. Il est des légitimités établies (telle œuvre, tel artiste, tel courant) et pour les acteurs informés, l'exercice est de s'y conformer afin de bénéficier de leur aura. D'où les efforts du musée de Lyon, de la ville, de la région en vue de s'approprier la toile de Poussin. Exposée, celle-ci étendra son pouvoir sur la ville en attirant les visiteurs : la magie sociale de l'art opérera, malgré sept années de confrontation entre trois toiles, trois jugements et deux pourvois en cassation. Bel exemple de travail sociologique, le livre de B. Lahire n'hésite pas à poser des questions essentielles sur le monde contemporain : " Qu'est-ce que cela nous révèle des structures de ce monde ou de ses mécanismes les plus récurrents ? Comment les univers de pratiques sont-ils rattachés à des structures qui se sont constituées parfois dans la très longue durée ? " On peut avoir oublié l'histoire, elle n'en continue pas moins à donner sa forme au présent.|Thierry Jobard
Sceinces Humaines
Qu'admire-t-on quand on se pâme devant une toile ? Que vaut vraiment un tableau ? Et surtout : qui détient le pouvoir de dire sa valeur ? Ceci n'est pas qu'un tableau, le dernier essai du sociologue Bernard Lahire, jette un solide pavé dans l'art à travers l'étude d'un tableau à l'histoire mouvementée : une Fuite en Egypte attribuée à Nicolas Poussin (1594-1665), le maître du classicisme français. Comment un tableau tombé dans les oubliettes pendant trois siècles, et considéré par certains témoins de l'époque comme une peinture ratée, s'est-il transformé en " chef-d'œuvre " acheté 17 millions d'euros par le musée des Beaux-Arts de Lyon ? L'art envoûte. L'art provoque chez ceux qui s'y adonnent, le vendent, l'étudient, l'auscultent, le critiquent, l'achètent, et surtout sur ceux qui le regardent et l'aiment, une fascination digne des objets sacrés. " Devant l'Art, tu t'inclineras " est même le premier commandement – inconscient – de notre rapport aux œuvres. Est-ce ainsi que les hommes s'émancipent ? Libéré, même fugitivement, du poids de l'histoire et de l'" obligation d'admirer ", notre regard change. Et puisqu'il est désormais possible de réaliser des copies parfaites d'œuvres mythiques, pourquoi s'en priver ? Un sacrilège, forcément...|Olivier Pascal-Moussellard
Télérama

Avis Babelio

Goudal

5.00 sur 5 étoiles

• Il y a 1 an

Suite de ma découverte de l'oeuvre de Bernard Lahire . L'aventure a commencé en debut d'année avec la decouverte de son dernier bouquin "Les structures fondamentales des sociétés humaines" Elle s'est poursuivie avec "L'interprétation sociologique des rêves " et elle se continue avec "Ceci n'est pas qu'un tableau". Et ce n'est pas fini. Beaucoup de surprise à la lecture de ce bouquin. Le titre ne dit pas tout, le sous-titre "Essai sur l'art, la domination, la magie et le sacré" est plus juste.Il est très peu question du tableau "La fuite en Egypte" de Nicolas Poussin si ce n'est par son histoire depuis sa création qui révèle les mécanismes de pouvoir, de domination et de magie encore en cours de nos jours.C'est une étude de cas éclairante qui n'intervient qu'après un long détour théorique à la mode spinoziste (propositions et scolies). Ce développement est indispensable pour comprendre le poid de l'histoire inconsciente qui se joue entre les acteurs de la culture, les pouvoirs et les marchands. Et tout commence par la magie, la transsubstantiation d'un objet profane en sacré. Pour cela, Bernard Lahire nous transporte dans les sociétés sans état puis en Mésopotamie. Il élabore ainsi une théorie de la domination, de la sacralisation et du rôle des objets culturels quelqu'ils soient. Ça marche évidemment très bien avec la religion : l'eau bénite, l'hostie. Comme beaucoup sans-doute (je pense à Emmanuel Todd), je pensais que la fin des religions nous avait définitivement éloignés du sacré et de la magie. Erreur fondamentale. Après 400 pages de régression historique passionnante puisant dans tous les domaines de l'anthropologie, l'histoire de "La fuite en Egypte" peut enfin commencer avec une rapide biographie de Poussin qui nous permet de comprendre la place place qu'il a rapidement pris vis-à-vis des puissants même s'il a su s'en tenir à l'écart. La magie a opéré. Une controverse nait en 1986 sur l'authenticité du tableau. Experts, galeristes, conservateurs de musées, juristes s'affrontent comme des chiffonniers. On est dans un roman policier mais écrit par un sociologue qui nous a donné les outils pour comprendre les actes performatifs necessaires pour transformer une croûte en chef d'œuvre. La magie opère encore. Une œuvre non authentifiée achetée 240 000 euros en 1986 en vaut 17 millions en 2007. Magie. Si l'oeuvre est consacrée, certains acteurs, notamment ceux qui ont le plus contribués à cette consécration, sont massacrés.La magie opère dans les deux sens. En art comme ailleurs, on ne mélange pas les torchons avec les serviettes, le profane avec le sacré, les dominants avec les dominés. Bernard Lahire conclue magnifiquement son bouquin sur un thème qui lui est cher : la nécessaire interdisciplinarité qui permet d'accéder à un niveau de synthèse suffisant pour étudier les "invariants" et donc les fondements de la réalité sociale. L'hyper spécialisation actuelle en sciences sociales interdit cette démarche. Bernard Lahire n'est pas dupe de sa propre position et a su contourner ces interdictions tant avec sa propre institution qu'avec celles de ses interlocuteurs. Il évoque aussi les artistes qui ont tenté de désacraliser le monde de l'art : Duchamp bien-sûr mais aussi en citant "Asphyxiante culture" de Dubuffet qui etait parfaitement lucide sur la situation des artistes. A lire. Lahire revendique encore et toujours la scientificité des dites "Sciences Sociales" nécessitant une ambition totalisante et le franchissement des frontières pour donner à voir les mondes invisibles. Un post-scritum décrit les conditions de possibilités necessaires à la création scientifique. Il y évoque notamment les travaux de Jack Goody (La raison Graphique) qui l'ont convaincu d'entreprendre ce travail de titan Note personnelle : Je n'ai cessé de penser à Marie-Noëlle Pécarrère artiste peintre en lisant ce livre. Ses tableaux s'inspirent grandement de toute l'histoire de l'art qu'elle doit connaître aussi parfaitement qu'elle en maîtrise les techniques. Elle s'est faite une spécialité de profanation des œuvres sacrées et sacralisation des œuvres impies. Elle m'a fait toucher du doigt la complexité pour les artistes d'évoluer dans les espaces culturels (musées, galeries, écoles, ministères). Ce bouquin illustre cette difficulté sans trop évoquer la situation difficile des artistes. C'est le seul manque dans ce livre. Marie-Noëlle Pécarrère au Grand Palais!

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Dossier-de-l-Art

5.00 sur 5 étoiles

• Il y a 9 ans

Gloire française de la peinture du XVIIe siècle, Nicolas Poussin acquit en 2007 une notoriété publique nouvelle lors de l’achat pour 17 millions d’euros de sa Fuite en Égypte par le musée de Lyon. Les débats sur l’authenticité de la toile, qui durèrent près de 20 ans, le battage médiatique qui permit de réunir la somme, le procès qui précéda l’acquisition : tous les ingrédients étaient réunis pour écrire un livre à sensation, couronné par une happy end. C’est pourtant une tout autre histoire que propose Bernard Lahire en exposant ces péripéties parfois rocambolesques. Le sociologue analyse en effet les us et coutumes des historiens de l’art, des juristes, des marchands, des vendeurs, interrogeant à la fois la valeur accordée à l’art dans la société contemporaine et les rapports de domination exercés à travers lui. Il révèle de cette manière les jalons d’une « consécration » qui n’a souvent rien de désintéressée. Les rivalités professionnelles, les affrontements pour la possession physique des oeuvres ou pour leur possession intellectuelle par l’attribution, sont décryptés sans aucune complaisance. Mais de manière plus large, l’ouvrage souligne les paradoxes de l’histoire de l’art. La discipline ne peut en effet se nourrir seulement de théories, d’idées philosophiques et esthétiques ; elle ne peut travailler uniquement à partir de textes ou même de concepts. Car elle dépend étroitement d’objets matériels qu’elle doit identifier, dater, et parfois attribuer. Sans ce travail préliminaire, elle perd en quelque sorte son existence même : comment parler du peintre Poussin si le déroulement de sa carrière reste imprécis ? Lorsque les sources d’archives sont inexistantes ou lorsqu’une oeuvre disparue depuis des siècles, comme la Fuite en Égypte, réapparaît brutalement en trois, voire en quatre versions, en collection privée, en salle des ventes et dans les réserves ignorées d’un obscur musée, comment reconnaître l’exemplaire original ? B. Lahire met ainsi au jour toute une chaîne de rites et de cérémonials étranges, qui permettent la légitimation sociale d’un objet artistique. Le livre est décapant, car il dévoile au fil des pages le regard « magique » que nous portons sur les oeuvres en général, la manière dont une société les « fabrique » et établit des croyances proches de convictions religieuses. Le cas Poussin pourrait d’ailleurs être facilement transposé à la situation de l’art contemporain, dont la valeur pécuniaire peut sembler tout aussi irrationnelle, ou même à celle de la Joconde, traquée quotidiennement par des milliers d’objectifs photographiques et jamais vraiment regardée pour ce qu’elle est : un portrait de la Renaissance parmi d’autres. Mais il faut aussi souligner que ce sont là des cas extrêmes, qui ne préjugent pas du quotidien laborieux de l’histoire de l’art : sans se soucier des aléas capricieux du marché de l’art, inventorier, étudier, sauver même de pauvres objets, dont la société entière se désintéresse souvent avec une bonne conscience parfaite. Par Christine Gouzi, critique parue dans L'Objet d'Art 513, juin 2015

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L'auteur

Bernard Lahire

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