Petit traité sur l'immensité du monde : Le livre de Sylvain Tesson

Pas forcément l'ouvrage le plus connu de Sylvain Tesson, mais une belle réflexion sur le voyage et l'aventure à notre époque. On pourrait en effet, à tort, penser que la modernité rend tout accessible, tout observable, et sonne donc le glas des explorateurs de chair et d'os tels qu'ils existent depuis toujours. Tesson montre qu'il n'en est rien, à travers ce texte aux allures de manifeste du marcheur. Que ce soit sur les plus hauts clochers de France, dans les sables du désert de Gobi ou sur les glaces du lac Baïkal, transparaît sous la plume de l'auteur ce qui ressemble à une philosophie sommaire de la prise de risque, du goût de l'inconfort et du refus de la sédentarité. Métro, boulot, dodo, ce n'est pas une vie, c'est l'homme ramené à la fonction d'appareil productif. C'est le plus sûr moyen d'échouer dans la dépression, dans la mésestime de soi et dans les idées toutes faites sur le reste du monde où l'on n'a jamais mis les pieds. A grands renforts de références, Sylvain Tesson nous invite à sauter dans nos chaussures de marche pour affronter l'aventure proche ou lointaine. Il existe encore dans les régions reculées des individus qui vivent pleinement leur vie sans rendre de comptes à personne et sans dépendre de la société, prenant dans la modernité tout juste ce qui leur est utile ; pour eux, chaque jour apporte son lot de rencontres, d'imprévus, de surprises, mais aucun de ces aléas ne s'appelle "inflation", "insécurité" ou "chômage". Il ne tient qu'à nous de partir les imiter. Tout cela est certes alléchant, quoique Tesson ne nie absolument pas la difficulté inhérente à ce mode de vie, notamment dans beaucoup d'anecdotes bourrées d'humour et d'autodérision. Néanmoins, il me semble évident qu'il y a là beaucoup d'idéalisme et de raisonnement fondé sur de la poésie. Ce serait notre ruine à tous que d'adopter collectivement cette existence soit érémitique soit intellectuellement errante que l'auteur s'est mis en capacité d'adopter pour lui-même. Mais on ressort quand même de cette lecture avec la conviction qu'il y a beaucoup plus à faire sur terre que les mêmes trajets tous les matins, tous les soirs et chaque week-end jusqu'à la délivrance de la retraite. Il y a tant de choses à voir, tant de monde à rencontrer et tant de défis à relever qu'on serait tenté de ne voir dans sa profession, si tant est qu'elle n'est qu'alimentaire comme l'archi-majorité des emplois du tertiaire, que comme une contrainte nécessaire pour financer et se préparer à sa prochaine aventure.

En ce début de XXIe siècle, Tesson critique les néo-nomades en transhumance permanente, et vante les vagabonds qui n'appartiennent qu'à leur chemin, loin des réseaux et de la mondialisation des tatouages et des piercings. "J'en suis venu à la conclusion que le nomadisme est la meilleure réponse à l'échappée du temps. Mon but n'est pas de le rattraper mais de parvenir à lui être indifférent". Ce livre est un recueil de pensées de Tesson, profondes et passionnantes.

Tesson, voyageur impénitent, fait l’éloge du « voyage aventureux », une forme de nomadisme qu’il prend soin de distinguer, d’une part du nomadisme historique des peuples éleveurs, d’autre part et surtout des « tarentelles que dansent les néo-agités du XXIème siècle », ceux qui courent et vaquent en tous sens parce que « c’est en vogue ». Cette critique en bonne et due forme de la société qui valorise le mouvement m’a fait hurler de rire, moi la casanière assumée qui n’aime rien tant que contempler la mer depuis un coin préservé de l’humanité bruyante. Si Tesson célèbre le mouvement, ce n’est pas n’importe lequel. C’est celui issu de l’art du « bien vagabonder », celui qui s’apprend en fréquentant les vagabonds romantiques allemands, les wanderer. « Ils traversaient l’Europe à pied avec l’insouciance de ceux qui ne savent pas dans quelle grange ils dormiront le soir mais s’en contrefoutent. » Le vagabond de Tesson éprouve le bonheur d’être en marche ou cul sur la selle, happé par le désir de découvrir l’immensité du monde. Il escalade les cathédrales après avoir lu Péguy qui « a écrit des ouvrages d’alpinisme gothique, des odes au vertige ». Le texte est brillant, émaillé de références littéraires. Tesson confie ses émotions de voyageur, partage le secret d’un bivouac réussi et ses lectures sur l’errance, une errance qui l’a amené à découvrir la beauté de la Terre mais la laideur de l’Homme. Il livre des réflexions désabusées sur l’humanité. « Je suis sorti des chemins humanistes, à la faveur de rencontres qui me dessillèrent les yeux et me désoperculèrent les oreilles. Lors de mes premiers voyages, je partais admirer le spectacle du monde et le rideau se leva sur l’universelle oppression de la moitié de l’humanité par l’autre. » Tesson, wanderer mélancolique, envisage « de finir en cabane. Mais une cabane de rondins de bois, bien entendu. (…) Se replier dans la forêt (comme on se replie pendant la bataille) est une réponse satisfaisante à la laideur du réel. » Un vœu de réclusion qui contient sa part de poésie…