Proust, roman familial - Prix Médicis essai 2023 : Le livre de Laure Murat

[PRIX RICALECTRICES 2025] Essai à la fois intime et érudit, Proust roman familial se présente comme une introspection sur fond d'étude de texte. Le format est original et étonnant avec des passages qui m'ont transportés et d'autres assez abscons. L'analyse de l'aristocratie est incisive. On ressort avec l'envie de "relire" La Recherche et la peur de se réveiller un matin avec une particule.

Laure Murat, professeur à l'université de Californie à Los Angeles, consacrait une partie de son enseignement à Proust et À la recherche du temps perdu. Travaillant à la rédaction d'un recueil d'articles concernant ce sujet, ses recherches ont débouché peu à peu sur une approche moins universitaire et plus personnelle. On pourrait dire que Laure Murat a reçu l'oeuvre de Proust en héritage. Son père, grand lecteur, lui a transmis le goût des livres et, d'une certaine manière, son intérêt pour La Recherche. Lorsqu'elle a vingt ans, il lui donne son ancienne édition de la Pléiade quand paraît celle de Jean-Yves Tadié. La lecture de Proust lui ouvre le regard sur son milieu aristocratique, sa vacuité, son constant souci de la représentation. De surcroît, elle lui fait aussi prendre conscience que l'homosexualité n'est pas cantonnée à la marge de la société, mais possède un caractère universel, en ce sens qu'elle touche toutes les classes sociales et participe à une vision plurielle de la société, donc une connaissance plus objective et globale de celle-ci. Dans une sorte de mise en abyme, l'historienne explore ce que Proust emprunte, dérobe, détourne de l'histoire familiale des Luynes et des Murat pour parfaire sa peinture du milieu aristocratique, tandis qu'elle-même se sert de la Recherche comme d'un révélateur de la classe sociale dans laquelle elle a été élevée. Tissant des allers-retours entre ce que décrit Proust et sa perception de son univers familial qui l'a rejetée avant qu'elle ne s'en éloigne, elle décrypte les codes, explore l'architecture du texte proustien et nourrit sa réflexion. de ce tamisage scrupuleux, passionnant, surgit une vision lucide, jamais narcissique, de son parcours de femme et d'intellectuelle. L'écriture de Laure Murat se caractérise par un style fluide, ample quand il le faut, sec quand il s'agit de dire la cruauté d'une famille qui, en stigmatisant son homosexualité, l'a pour ainsi dire bannie. Les qualités littéraires du livre sont indéniables et sa complexité narrative, une diffraction qui multiplie les angles d'observation, s'épanouit dans l'élégance de sa plume. La réussite de ce roman familial tient dans son ambition à concilier le matériau sensible de l'autobiographie à la rigueur de l'analyse académique.

Laure Murat est issue d'une famille française doublement aristocratique, d’un côté la famille de la Maison Murat, noblesse d'Empire, et de l'autre la famille de la Maison de Luynes, noblesse de l'ancien régime. Elle commence la lecture d’ « À la Recherche du Temps perdu » à l'âge de vingt ans et découvre que par le biais de ses personnages Proust décrit l’univers dans lequel elle a grandi, le monde de sa famille. En analysant la société dans laquelle elle vit, Proust révèle et dissèque le malaise qu'elle ressentait dans son enfance. Proust, en effet, démystifie méthodiquement la société aristocratique et le petit monde de la Noblesse, ses codes, ses mœurs, sa moralité : «la véritable vocation de la stylistique aristocratique consiste à convaincre les autres de [sa] légitimité et [….] à justifier le forfait du privilège. » Après avoir déclaré son homosexualité, l'autrice est écartée par sa famille et, c'est la lecture de Proust qui lui donnera le courage de rompre définitivement avec celle-ci et son milieu-« je passais d'une lecture verticale du monde, monolithique, hiérarchisée, autoritaire, à une lecture oblique, plurielle, globale en trois dimensions de l'univers. De la claustration à l'ouverture, du passé à l'avenir. A ce titre, il ne serait pas exagéré de dire que Proust m'a sauvé» Dans cet essai, Laure Murat ne ramène pas sa lecture uniquement à sa propre expérience, mais relève et souligne le regard de Proust sur la société en général, le monde, les émotions, la jalousie, la sexualité, le sado-masochisme, en un mot sur le réel. Proust tenait à l'idée centrale de « discontinuité, d'instabilité, de fluctuation ». « Chacun de nous n'est pas un, mais contient de nombreuses personnes qui n'ont pas toutes la même valeur morale». Proust a entrepris d'extraire l'essence de toute chose à partir d'un éloge de la multiplicité et de la disparité des êtres, des objets, des émotions. Sans oublier l'humour irrésistible de Proust. Dans cet essai lumineux et brillant, Laure Murat démontre comment à partir de « péripéties microscopiques » de la haute société parisienne Proust parvient à envouter des lecteurs de pays et de classes sociales aussi différents et donne à ceux qui ont déjà lu la « Recherche » de s'y replonger et à ceux qui ne l'ont pas encore lu de commencer sa lecture. «Personne n'est obligé de lire Proust. Mais tout le monde perd à l'ignorer.»

La glose pléthorique autour de La Recherche et de son auteur peut exaspérer : Monsieur Proust, Madame Proust, Proust Monde, Clara lit Proust, Proustographe, Ma vie avec Marcel Proust, Proust océan, Proust du côté juif, Proust érotique, Proust pour rire... On en aurait le tournis. Et pourtant ce Roman familial m'a d'emblée attirée, dès la 4e de couverture : "Proust m'a constituée comme sujet, lectrice active de ma propre vie, en me révélant le pouvoir d'émancipation de la littérature". Le grand mérite et la qualité première de ce beau livre entre essai et autobiographie sont de donner l'irrésistible envie de se replonger dans La Recherche. Quel milieu plus éloigné du mien que celui de la vieille aristocratie française, quel intérêt vais-je y trouver ? Et là, surprise, je découvre une descendante de Napoléon et duc de Luynes, dont quelques membres de la famille ont en partie servis de modèle à certains personnages de La Recherche. Mais bien loin de s'en satisfaire orgueilleusement, Laure Murat nous raconte comment grâce au portrait sans concession que Proust brosse du milieu aristocratique, elle a pu non seulement se détacher de modèles sclérosants et conservateurs, s'écarter sereinement des normes sociales et sexuelles de son milieu mais aussi et surtout découvrir le pouvoir d'émancipation de la littérature. D'emblée, le ton est donné : de gauche, féministe et lesbienne, il lui a fallu de la pugnacité pour s'extraire des préjugés et des normes. Elle rapproche les distances qu'elle a prises peu à peu avec son milieu d'origine de "la vaste désillusion", du " renversement presque complet des opinions du Narrateur" de La Recherche face au côté de Guermantes. Le Roman familial a le mérite de briser le mythe d'un Proust snob, déçu et frustré qui envie les privilèges de l'aristocratie - certes cette thèse a été exploitée depuis longtemps mais Laure Murat la rappelle, la conforte et l'étend au grand public - et rappelle combien La Recherche s'élève de la chronique mondaine dans laquelle on l'a longtemps enfermée; c'est un hommage vibrant à un monument littéraire accessible, contrairement aux idées reçues, autre cliché qu'elle démonte. L'autrice évoque le vertige qu'elle a éprouvé à la lecture de Proust lorsque la littérature rejoint les personnes réelles qu'elle a pu côtoyer le duc d'Uzès son arrière grand-oncle a été l'ami de Robert de Saint-Loup, le prince de Borodino va dîner chez les Murat, le baron de Charlus compare les Guermantes aux Luynes: personnages réels et êtres de papier se mêlent de façon troublante et spéculaire. Mais surtout, Proust donnait du sens à son milieu dans lequel le paraître occupait tant de place et minait les rapports humains : " le texte suppléait le vide, le roman prenait en charge le néant et la futilité d'un monde qui croyait posséder la clé de son royaume; la littérature apportait consistance, densité et épaisseur là où ne régnait qu'une pantomime sans enjeu et une suite de scènes chic dépourvues de chair et d'intérêt". Ce monde de l'apparence, de l'entre-soi, "ce grand théâtre de la cruauté" que La Recherche a rendu visible, compréhensible : " je dois à Marcel Proust cette consolation immense d'avoir dévoilé cette vérité-là de mes origines grâce à la littérature, tellement plus exacte et irréfragable que l'Histoire". Et Laure Murat rappelle cette scène mémorable, admirable, si éloquente, durant laquelle, alors que Swann est venu annoncer sa mort prochaine - il n'a plus que quelques mois à vivre et se voit obligé de décliner l'offre de voyage en Italie que lui propose la duchesse de Guermantes- celle-ci écourte la conversation et va changer de chaussures, les noires jurant avec sa tenue rouge...., tandis que le duc s'impatiente parce qu'ils vont arriver en retard au dîner et qu'il "meurt de faim" ... La Recherche ce sont aussi ces volumes de la Pléiade annotés par le père aimant qui a transmis à Laure Murat l'amour de la littérature, annotations qui livrent le portrait en creux du lecteur, c'est "l'intimidante montagne" qu'elle met à la portée de ses étudiantes lors de son premier séminaire à l'UCLA, c'est la "bouée", le "phare", "la lumière sugie au fond du tunnel" quand ses proches la rejettent, à commencer par la mère intransigeante. "Lire et relire Proust est une incitation à survivre, à vivre". "Tout un chacun sortirait étonnamment augmenté de cette lecture". "Proust n'endort pas nos douleurs dans les volutes de sa prose, il excite sans cesse notre désir de savoir, cette libido sciendi qui (...) nous affranchit du malheur". Le tour de force de ce Roman familial est de rendre son contenu, pourtant si personnel et si intime, universel, de rappeler, s'il en était nécessaire, le pouvoir de la littérature et d'inviter à lire ou à relire cette "somme splendide" qu'est La Recherche.