Dans toute l'histoire de l'humanité, en tout et pour tout, deux prix Nobel ont été attribués à la psychiatrie. Le premier couronnait la malaria thérapie qui consistait à injecter aux aliénés le microbe du paludisme (Wagner von Jauregg), le second la lobotomie ou section chirurgicale d'une partie du lobe frontal (Egas-Moniz). Les deux techniques, dangereuses, imprécises, parfois mortelles car effectuées « à l'aveuglette » ont été par la suite bannies.
C'est dire si la société occidentale aime à récompenser ceux qui traitent « énergiquement » ses fous.
L'histoire de l'hécatombe des aliénés lors de la Seconde Guerre mondiale illustre elle aussi à quel point l'argument d'autorité en médecine peut provoquer des drames et rendre amnésiques ceux qui devraient en rendre compte. […]
Jusque dans les années 1930, un aliéné avait entre une chance sur deux et une chance sur trois de mourir au cours des premières années de son internement. En France, des enfants ont été lobotomisés dès l'âge de sept ans et, devenus adultes, souffrent toujours des séquelles de leur intervention. Le professeur Edouard Zarifian nous a raconté avoir retrouvé, à Caen, un « crâniotome » qui permettait de lobotomiser sans anesthésie. Il semblerait selon certains témoignages, que parfois l'indication de la lobotomie pouvait être motivée par la discipline plus que par la thérapeutique, comme dans le film Vol au-dessus d'un nid de coucou.
Les prémices du drame.
Dès avant guerre, les esprits paraissaient mûrs pour ce qui allait se passer. Pourtant, en France, de nos jours, dans certains milieux psychiatriques, toute idée, toute insinuation qu'il pourrait y avoir eu une intentionnalité, voire un eugénisme actif dans les institutions psychiatriques suscite encore parfois des cris d'orfraies. Je me rappelle un chef de service qui me disait : « Je ne peux pas supporter l'idée que tu aies raison car si c'était le cas, je ne pourrais plus mettre les pieds dans cet hôpital. » Drôle d'argument car, en suivant ce raisonnement, on ne pourrait plus pénétrer dans une église du fait de l'Inquisition ou dans toute l'Allemagne du fait du nazisme.
Les arguments soutenant l'hypothèse d'une possible intentionnalité, consciente chez certains, inconsciente chez d'autres, ne manquent pourtant pas.
Prenons l'exemple de l'hôpital du Vinatier. L'année même de la publication du rapport Rochaix, ce gigantesque « asile de Bron », étendu sur cent vingt hectares situés à proximité de Lyon, voyait venir les hostilités. Se souvenant de la guerre de 14-18, on décida l'achat de trois cents masques à gaz destinés au personnel (une centaine de personnes) et à ceux que l'on nommait alors les «bons malades», les fous travailleurs, ceux qui faisaient tourner la ferme, faisaient le ménage, la vaisselle dans les services et les maisons des médecins ainsi que du directeur, gardaient leurs enfants…
Et les deux mille huit cents autres ?
Il était envisagé qu'ils se réfugient dans les fossés creusés à cet effet. Quand on se souvient que les gaz de combat étaient justement conçus pour s'accumuler dans les tranchées, on peut se demander quelle pouvait être la signification d'une telle recommandation. À notre connaissance, nulle voix ne s'éleva à l'époque, ni à l'intérieur ni à l'extérieur de l'asile, en tout cas aucune voix officielle qui ait laissé la moindre trace dans les archives du Vinatier que j'ai pu consulter.