? Je vais partir, Joseph, dit la jeune fille.Les mots avaient été prononcés avec retenue. ? Comment cela, partir?Joseph scruta le profil anguleux de sa nièce. Ses cheveux clairs tirés sous sa coiffe dégageaient son front pâle. En cet instant, elle paraissait beaucoup plus que ses dix-neuf ans.? Pendant que tu causais avec le caporal, j'ai discuté avec une femme qui loge dans la maison de Jeanne.? Oui?? Elle m'a proposé de travailler pour elle.? Que fait-elle?? Je ne sais pas exactement. Elle suit l'armée et elle approvisionne les soldats. Elle a plusieurs charrettes. Je crois qu'elle est mariée à un commissionné; un bottier qui travaille aussi pour l'armée. Elle monte le rejoindre à Boulogne.? Au camp militaire de Boulogne?Constance hocha la tête.? Et moi qui te disais de ne pas te soucier, que je ne partirai pas! C'est toi qui m'annonce ça?Il se leva et fit face à Constance.? Ce genre de femmes, je le connais, ma petite. Ce sont des vivandières. Leur vie est terrible. Jamais deux nuits sous le même toit, toujours à dépendre des autres. Dans le froid et la pluie des bivouacs. Sans compter les risques de la guerre. Contraintes de vivre parmi des soldats qui ne sont guère délicats…? Je vais partir, Joseph.? Tu n'es pas bien avec nous? s'écria Joseph. Rosalie… C'est à cause d'elle que tu pars?? Non! Rosalie n'est pour rien dans cette décision.? Mais alors pourquoi?Constance soutint le regard de son oncle, déçue qu'il ne l'encourageât pas dans un rêve qu'il avait lui-même contribué à faire naître.? Je ne sais pas pourquoi je vais partir, Joseph. Mais ce que je sais, c'est que je vais le faire. C'est étrange… J'aime Puy Marseau. Je vous aime tous les deux. Je sais que, bien souvent, je pleurerai en pensant à toi, à Rosalie, à la Creuse. Mais j'ai pris ma décision.? Réfléchis, reprit Joseph atterré. Réfléchis bien avant de t'engager. Et d'abord, pourquoi cette femme t'a-t-elle fait cette proposition? À toi?? Elle avait une aide qui est morte d'une mauvaise fièvre. Elle ne peut pas continuer seule avec deux chariots à conduire. Elle a vu que j'étais forte, que le travail ne me faisait pas peur. On a parlé. Ça s'est bien passé entre nous. Nous sommes d'accord sur tout.? Une cantinière et dix hussards passent au pied du Puy Marseau et tout notre bonheur s'écroule.? Je reviendrai, dit Constance.Livide, Joseph secoua la tête.? Quand on part ainsi, c'est la dernière chose qu'il faut croire, mon enfant. La dernière.Ils restèrent séparés par la douleur. Joseph ne bougeait plus, n'osait plus regarder sa nièce.? Tu es si jeune, dit-il comme dans un songe.Constance ne répondit pas. Son oncle scrutait la nuit.? Tu sais, Constance. La guerre ce n'est pas ce que je t'en ai dit. C'est terrible, la guerre.? Je sais, mon oncle.? Je t'ai toujours menti.? Je le sais aussi.? Je t'ai raconté ma vie en l'embellissant. Tiens! Comme nos limousinants quand ils rentrent au pays et qu'ils n'osent pas dire ce qu'ils endurent sur les chantiers à Paris ou à Lyon. J'ai escamoté le vrai pour ne garder que le rêve.? Je sais tout cela.? La guerre, c'est le ciel qui pleure du sang.Constance hocha la tête.? La guerre rend les hommes méconnaissables à eux-mêmes… Personne ne mérite de connaître les champs de bataille.? Il se trouvera bien un jour un garçon qui soupirera pour toi et qu'on verra monter par ce chemin là-bas, pour te porter des œufs frais et un bouquet de violettes…Constance se leva et fit face à son oncle.? Je pars demain matin, ajouta-t-elle. Je dois rassembler quelques affaires.Dans l'ombre du bûcher, une silhouette regagna vivement la maison. Des larmes barbouillaient le visage de Rosalie qui avait tout entendu.