Nous n'avons jamais été "latouriens" moins parce que l'oeuvre du philosophe Bruno Latour ne serait pas assez ambitieuse (elle l'est démesurément !) que parce qu'elle se heurte, en apparence, à un voile d'opacité décourageant souvent la tentative de s'y aventurer. Depuis les années 70, la difficulté de réception de son travail, à travers des ouvrages de plus en plus influents, comme Nous n'avons jamais été modernes (1991) ou Politiques de la nature (1999), tient d'abord à l'impossibilité de le situer clairement dans la pensée contemporaine. Héritier d'une tradition assez rare en France - la philosophie pragmatique, incarnée par William James, Alfred Whitehead ou John Dewey -, Bruno Latour nous joue souvent des tours de passe-passe, certes joyeux et fulgurants, qui prennent aussi la forme du casse-tête. Lui-même reconnaît la dimension ovni de ses écrits, qui pourrait expliquer la discrétion de la presse lors de la sortie de Nous n'avons jamais été modernes un livre pourtant traduit en 24 langues, qui infuse beaucoup de travaux dans le monde. Ne cessant de réinterroger la notion de modernité et d'en démonter les présupposés, la pensée de Latour qui se voit comme un "marginal central", nourrit les controverses autour de la réflexion écologique du discours sur les sciences et plus généralement sur la définition des catégories et du vrai et du faux, ce qu'il appelle des "régimes de véridiction". Sur ce point, de moins en moins isolé en France, il entretient des affinités intellectuelles avec des auteurs comme Philippe Descola, Isabelle Stengers, Luc Boltanski, Bruno Karsenti, François Jullien ou Quentin Meillassoux. Pour Latour, il n'existe pas de raison absolue, comme le pensent les Modernes, mais plutôt des "modes d'énonciation" propres à chaque "mode d'existence". C'est à un exercice de "rangement" qu'il se livre dans son dernier ouvrage, Enquête sur les modes d'existence. une anthropologie des modernes. Où il réfléchit sur notre rapport à la technique, à la science, à l'économie, au politique, à la religion, au droit... [...] Entre philosophie empirique, métaphysique expérimentale et anthropologie comparée, Bruno Latour invente une voie - une voix - assez renversante. Dépassés parfois par ce qui nous arrive et ce qu'il dessine de nous, nous pourrions devenir un jour latouriens, à défaut d'avoir été modernes.