Embuscade à Fort Bragg : Le livre de Tom Wolfe

Tom Wolfe pulvérise ici une de ces émissions de télévision redresseuses de torts, pétries de bons sentiments et qui, pour mieux faire passer les messages qu’il faut passer, s’arrangent un peu (ici, beaucoup) avec la réalité. Comme c’est pour la bonne cause, tout est bon pour faire dire aux témoins ce qu’il fallait qu’ils disent. On salue le talent du monteur vidéo, maniant la découpe avec la virtuosité d’un chirurgien. On admire l’aplomb de « l’enquêtrice-présentatrice » débitant à la perfection le scénario destiné à provoquer la chute des méchants coupables. La dame est une vedette des plateaux de télévision, une star de l’information véridique, vérifiée et bien sûr (comme ils disent tous) décryptée avec autorité ! « La star des infos n’était pas le chasseur de nouvelles, mais l’acteur face à la caméra. Quand des gens comme Mary Cary étaient envoyés comme correspondants, ils se faisaient fort d’être capables d’aller n’importe où, d’arriver avec zéro information, de se faire briefer dix à quinze minutes avant l’antenne par le fouineur de service, puis de passer devant la caméra et de recadrer le tout avec un air d’autorité, un air profond, insondable, suffisant, même… Ils effectuaient une … performance. L’ascension de Mary Cary avait commencé un soir de 1979. Son producteur, un gnome sympathique comme un chancre nommé Murray Lewis, l’avait expédiée au cœur de la tourmente pour couvrir la crise des otages à Téhéran. Elle avait foncé directement de l’aéroport jusqu’à l’ambassade des Etats-Unis, juste à temps pour le JT du soir aux USA, s’était installée devant des hordes de manifestants iraniens qui hurlaient, brandissaient des pancartes, brûlaient des drapeaux et piétinaient des effigies, et avec zéro information et un peu moins de trente secondes de briefing… elle avait, sans la moindre vergogne, paraphrasé le communiqué de l’Associated Press concernant les événements, pendant que Murray, qui était à New York, le lui lisait par satellite dans son oreillette cachée sous sa luxuriante chevelure blonde. Ses lèvres pulpeuses avaient tout répété avec un air de spécialiste des affaires étrangères qui aurait laissé béat d’admiration un Bismarck ou un Kissinger. » Ce court roman de 1996 reste d’actualité, les magazines d’enquête et de dénonciation tournent à plein régime. Tom Wolfe n’est plus là pour soulever le capot de ces Rolls de l’information décryptée, reste son talent à démasquer menteurs et manipulateurs et son humour qui rendent si agréable la lecture de la totalité de son œuvre.

Petit livre de moins de 150 pages pour jeter un œil dans les coulisses d’une émission télé américaine, de la téléréalité qui doit faire un carton au niveau de l’audimat. L’auteur nous emmène tout d’abord dans la régie, à New York, pour nous brosser un petit tableau physique du producteur et de l’animatrice. Aucune difficulté pour s’imaginer le style d’Irv, le producteur, la quarantaine, bedonnant, chauve si ce n’est une « plate-bande de cheveux rouquins en haut du crâne. » Sans coquetterie aucune pour paraître à son avantage puisqu’il s’en fout éperdument. Par contraste, l’animatrice vedette est blonde, élégante, d’un maintien parfait, richement vêtue. On s’amuse des mots de Tom Wolfe qui sembleraient esquisser des personnages caricaturaux et pourtant, si l’on regarde la télé et ceux qui sont en coulisse, on y verrait probablement les mêmes contrastes. Le but de la prochaine émission est de dénoncer le meurtre d’un homosexuel, resté impuni, au sein de la troupe d’élites de Rangers de la base de Fort Bragg, en Caroline du Nord. Irv a fait installer micro et caméras dans un bar fréquenté par trois jeunes Rangers, forts et virils, pour saisir leurs propos homophobes et leurs rôles dans l’agression mortelle de Randy. Encore une fois, l’auteur n’a aucun mal à superposer aux mots les images du bar, sa banquette en skaï et sa table en formica à la propreté douteuse, ainsi que les attitudes machos des trois militaires pleins de testostérone. Et que dire de leur langage ? Ces jeunes avalent la moitié des mots, mâchouillent leur langue comme dirait l’auteur, et pour nous, ce doit être plus facile à saisir à l’oral qu’à l’écrit, je vous assure ! Pour faire une émission qui va cartonner, il faut aller sur place, tendre l’embuscade, se planquer sur Bragg Boulevard que l’auteur, qui ne semble pas goûter à la beauté des villes américaines dénaturées, décrit ainsi « Toute cette bande lumineuse semblait en rut, croupir dans le vice, lancée dans un french cancan démentiel. » Quelle en sera la réelle motivation ? Celle de justice pour tous ou assurer un record d’audimat ? Quels moyens seront pris afin d’obtenir des aveux ? Irv, père de cette émission mais toujours dans l’ombre, souffre d’un cruel besoin de reconnaissance alors la dénonciation de l’homophobie est-elle réellement le moteur de sa détermination ? Les rangers piégés donneront aussi leur propre vision d’un bon commando, ce qui n’était pas du tout prévu au scénario. Une vision qui rejoint parfaitement les volontés d’aujourd’hui si l’on suit un peu les actualités américaines. Tom Wolfe connaît la suprématie du mâle dans l’armée de son pays et celle dénoncée ici date de 1997 ! Les coulisses révèlent, sous la plume affûtée de Tom Wolfe, que la télé peut choisir aisément le message à véhiculer avec un même enregistrement. Le jeu de caméras, de bips, de coupures adéquates est un jeu d’enfants. Téléréalité, télé orientée.

EDIFIANT et tellement VRAI. Un court roman, un style acéré, unr évocation de la télé poubelle au réalisme cru, mais aussi le mépris de classe, le capitalisme médiatique, la bêtise des masses laborieuse face à la vacuité des soi-disantes élites. Magistral ! Une introduction à l'œuvre de Tom WOLFE qui ne génère qu'une envie : plonger dedans.