Bilingue L'étrange cas du docteur J : Le livre de Robert Louis Stevenson

En littérature, je suis assez sensible à la beauté du langage et à la profondeur des idées mais je ne lis pas que pour le plaisir esthétique ou narratif. J’aime aussi ce que les livres réveillent en moi : des questions, des ambiguïtés, des zones d’ombre. L’étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde, sous une apparente simplicité, a ouvert des abîmes de réflexion. Le point fort de cette lecture n’est pas, selon moi, son intrigue, déjà connue dans ses grandes lignes mais la façon dont Stevenson explore la dualité humaine avec acuité. Il ne raconte pas seulement la lutte du bien contre mal, mais nous invite à plonger dans la complexité de nos pulsions, de nos désirs refoulés, de ce que nous cachons, y compris à nous-mêmes. Jekyll n’est pas qu’un savant fou et c’est ce que j’ai aimé : c’est surtout un homme en lutte. En lutte contre les normes sociales, contre sa propre image, contre ce qu’il croit devoir être. Hyde est un double monstrueux mais aussi, et surtout, une part de lui, et de chacun de nous, qu’il n’a jamais osé reconnaître. Cette idée me dérange et me fascine, me pousse à m’interroger : que ferais-je si je pouvais agir sans conséquences ? J’aime à penser que je resterai honnête et morale, parce que ce sont des valeurs que je porte, mais sont-elles le reflet d’une conviction intime ou d’un conditionnement social ? Ce roman, au-delà du divertissement offert par une histoire fantastique assez géniale, m’a confrontée à mon propre sens moral. J’aime quand je rencontre ça dans un livre : qu’il me dérange, me pousse à penser autrement, qu’il me fasse sentir que la littérature est aussi un miroir, parfois déformant, mais toujours révélateur. Je ne sais pas si je relirai ce texte, mais je l’ai lu il y a longtemps déjà et son empreinte est toujours présente. Il m’a appris que la part d’ombre en chacun de nous n’est pas à fuir, mais à comprendre car, de cette confrontation, naît une forme de lucidité sur soi.

Je ne connaissais pas grand-chose de l'histoire, juste que les deux noms correspondent à une même personne. Je n'ai jamais vu de film tiré de l'oeuvre. Donc j'ai lu le livre dans une grande "innocence". Et c'est un digne représentant de la littérature gothique victorienne ! Londres prend vie dans ce texte, ensevelie dans le brouillard qui pénètre jusque dans les maisons, illuminée par les guirlandes des réverbères. Nous y rencontrons un savant fou comme il y en a tant dans la littérature de l'époque, Frankenstein, Moreau, etc. Encore un qui illustre les dangers de se prendre pour Dieu. Et nous voici projetés dans une ambiance étrange et mystérieuse, pleine de terreur anxieuse. La construction du roman est curieuse, menée par les interventions de Utterson qui connaît tous les autres personnages mais scandée par de nombreuses lettres et narrations de Lanyon ou Jekyll qui nous découvrent les tenants et aboutissants de l'intrigue. Jekyll est décrit comme un addict qui prétend pouvoir se débarrasser sans problème de son double encombrant au début, qui ne peut ensuite que constater son impuissance à le faire et à simplement continuer d'exister face à un Hyde qui prend de la puissance. Comme dans tout roman gothique qui se respecte, le mal est partout et surtout au coeur de nous-mêmes et ne saurait être dénié. C'est l'ambiance oppressante qui retient le lecteur plus que l'intrigue ténue. La ville de Londres fin XIXe siècle a autant de présence que la Los Angeles futuriste du film Blade Runner. L'angoisse et l'épouvante montent par degrés devant l'envahissement du mal. Bref, le pari est réussi.

"Je est un autre" écrivait Rimbaud. Peut-être n'avait-il pas tort, du moins pour ce court roman gothique de Robert Louis Stevenson, l'un des plus grands noms de la littérature britannique. Préfigurant la psychanalyse, Sigmund Freud, le moi, le ça et le surmoi, ce roman pose les questions chères à son époque. Le docteur Henry Jekyll, l'archétype malgré lui du savant fou, cherche une vérité fondamentale à l'humanité : le bien et le mal sont-ils intrinsèquement liés ? Sont-ils naturellement en chacun de nous ? C'est ainsi que dans le Londres brumeux et oppressant de l'ère victorienne qui nous offrira Jack l'éventreur, il est au point une potion dédoublant sa personnalité en un certain Mr. Hyde (to hide = cacher). Ce dernier est violent et meurtrier mais parasite l'esprit même du bon docteur. Face à ce cas étrange, un notaire ami et légataire de Jekyll enquête. Dans ce roman à la fois fantastique et policier avec une tension qui monte crescendo, une question reste en suspens : qui est le bon et qui est le mauvais ? Est-ce le bon et généreux docteur Jekyll qui cherche à conserver son image de bon bourgeois avant tout ou est-ce mister Hyde qui malgré sa brutalité montre la vraie nature humaine dans tout ce qu'elle a de plus animale et darwiniste ? Tout ce terreau fertile fait de ce roman une pépite du XIXe siècle à absolument ne pas rater bien que son image soit largement diffusée aujourd'hui dans la culture populaire

Roman court, mais fissure immense. Avec ce double visage, Stevenson ne signe pas un simple conte fantastique, il ouvre un abîme psychologique qui hante la littérature depuis plus d’un siècle. Le mal n’est pas un monstre extérieur. Il est là, tapi sous la peau, prêt à surgir à la moindre faille. Le docteur Jekyll, figure de la respectabilité victorienne, invente sa propre perte. Par orgueil, par curiosité, peut-être même par lassitude. Et ce qui surgit — Mr Hyde — n’est pas une créature surnaturelle : c’est lui-même, sans masque. Sans freins. Sans honte. Tout est dans l’ambiance : rues brumeuses de Londres, portes closes, rumeurs sourdes. Stevenson joue avec la retenue et l’effroi. Il n’explique pas, il suggère. Le roman devient une métaphore universelle : la schizophrénie morale, l’hypocrisie sociale, et cette pulsion obscure qui dort en chacun. À lire aujourd’hui, on pense forcément à Fight Club ou à Black Swan, mais c’est bien ici que tout commence. Et en fond sonore ? Hurt version Nine Inch Nails ou Johnny Cash : lente, douloureuse, hantée. Comme une confession. Un classique ? Non. Une dissection au scalpel de l’âme humaine. Courte, brutale, et sans échappatoire.