Le Côté de Guermantes : Le livre de Marcel Proust

Dans ce troisième volume de La Recherche, le narrateur déménage, retrouve Albertine, perd sa grand-mère, fréquente assidûment son ami Saint-Loup, et entend les avis de chacun sur l’Affaire Dreyfus. Mais l’action se déroule principalement dans les salons de la duchesse de Guermantes, où le narrateur observe la vie de cour, les discussions et les critiques des invités sur la haute société et la société moins privilégiée. La verve est de rigueur, avec une pointe de perfidie bien ajustée. Comme pour les autres romans, il ne se passe pas grand-chose, mais les conversations chez la duchesse sont acerbes et souvent très drôles. J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce volume, même si les Anglais n’y sont guère aimés.

Dans ce tome 3 nous découvrons la vision de Proust du monde dans lequel il évolue, il est plus mature… La France est traversée par des bouleversements comme l’affaire Dreyfus qui est bien évoquée et les bouleversements de la vie du narrateur qui est un jeune adulte soumis aux affres de l’amour et de la perte de sa grand-mère … Une œuvre qui se déguste de pas à pas, j’ai aimé découper la lecture de ce roman et ne pas le lire d'une traite…c’est ce que je vais faire pour les tomes suivants. Extrait : “ Je remontai et trouvai ma grand-mère plus souffrante. Depuis quelque temps, sans trop savoir ce qu’elle avait, elle se plaignait de sa santé. C’est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls, mais enchaînés à un être d’un règne différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre : notre corps.”

Le Côté de Guermantes marque un tournant dans La Recherche. On quitte les sortilèges de l’enfance et les élans de l’adolescence pour entrer dans le monde adulte — un monde de faux-semblants, de pouvoir social, de déceptions élégantes. C’est le roman du désenchantement mondain. Le narrateur pénètre l’aristocratie par l’envers : non pas les fastes, mais les routines ; non pas la grandeur, mais la vacuité des conversations, les jeux de postures, les rigidités de caste. La Duchesse de Guermantes, tant fantasmée, devient un être de chair, capricieuse, charmante parfois, mais toujours gouvernée par le paraître. Dans ce volume, Proust affine son art du décalage temporel : l’action semble presque figée, et pourtant, tout bouge — dans les regards, dans les glissements de perception, dans la mémoire en train de s’écrire. La guerre approche, mais le monde continue de danser sur son volcan. Le style, lui, devient presque une manière de résistance : par sa lenteur, sa profondeur, il creuse dans l’anodin pour en extraire le tragique. L’écriture devient politique — elle oppose à la superficialité du monde la densité d’un regard.

Vingt ans après À l’ombre des jeunes filles en fleurs, je reprends enfin la lecture de La Recherche… grâce à l’essai de Laure Murat, qui m’a fait pressentir le plaisir que j’aurais à retrouver l’écriture fluide et pleine d’esprit de Marcel Proust. Peu après l’installation de la famille du narrateur dans un appartement de l’hôtel des Guermantes, celui-ci, obsédé par la figure de la duchesse, n’a de cesse d’être reçu par cette dernière, et multiplie les promenades afin de la rencontrer par le plus grand des hasards. Lorsqu’enfin il est admis à un dîner chez les Guermantes, sa passion déjà éteinte lui donne toute la distance et l’ironie nécessaire pour nous faire déguster les faux-semblants de la conversation et des jeux mondains, passant allègrement de considérations politiques et littéraires à de nombreux apartés concernant la généalogie des hôtes et de leurs invités. L’amitié pour Saint-Loup, qui lui a permis d’intégrer ce cénacle, est elle aussi décortiquée à la lueur des rapport avec les femmes, nobles ou gourgandines, et de la politique, notamment l’affaire Dreyfus qui va jusqu’à scinder la noblesse qui entoure le narrateur et son ami. C’est avec beaucoup de finesse que l’on retrouve également les peu glorieux atermoiements du narrateur envers Albertine, la duchesse de Guermantes entre autres. Enfin, l’on approche parfois la plus profonde authenticité des sentiments lors de la mort de sa grand mère, et, à la toute fin de ce tome, lorsque Swann avoue sa maladie aux Guermantes pressés d’aller à une réception. Si les très nombreuses notes de cette édition permettent de s’y retrouver dans le flot des références mondaines, historiques et artistiques de Proust, j’ai regretté de m’y être plongée systématiquement, ce qui a un peu freiné ma lecture des passages mondains (l’essentiel du volume). Dans une autre vie, j’espère relire Le Côté de Guermantes sans m’y référer !