Nathan Sperber est chercheur post-doctorant en sociologie à l’université Fudan à Shanghai et docteur associé au Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne. Il est titulaire d’un doctorat en sociologie de l’EHESS.
Élu député en 1924, à seulement trente-trois ans, avant de devenir l’année suivante secrétaire général du tout jeune Parti communiste italien, Antonio Gramsci est emprisonné en 1926 par le régime fasciste. Infatigable militant et journaliste, animateur de la publication l’Ordine nuovo, engagé dans le mouvement des conseils d’usine à Turin en 1919-1920, son combat prend, en détention, un tour nécessairement plus théorique. Mais quelle théorie ! Au croisement de la culture et de la politique, son concept d’hégémonie, qui présente l’exercice du pouvoir comme une affaire de consentement autant que de coercition, a essaimé dans de nombreux domaines de recherche, notamment les cultural studies (études culturelles), apparues dans le monde anglo-saxon au début des années 1960. Et c’est l’un des nombreux mérites du présent ouvrage que de présenter ces prolongements. En France, Antonio Gramsci reste en revanche peu étudié. Les 2 248 pages manuscrites de ses Cahiers de prison sont certes intégralement disponibles, mais elles ont été publiées « au tournant des années 1980, c’est-à-dire au début d’un cycle antimarxiste de la vie intellectuelle française », font remarquer George Hoare et Nathan Sperber, respectivement philosophe et sociologue. Un autre mérite de la démarche des auteurs est là, en creux : montrer le lien profond entre les Cahiers et le marxisme, entre Gramsci et Marx, là où d’autres, comme Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, l’ont édulcoré. Dans leur ouvrage commun de 1985, Hégémonie et stratégie socialiste, ces auteurs postmarxistes se réclamaient de Gramsci pour remettre en question la centralité de la lutte des classes, au profit des revendications sociétales. En pédagogues, George Hoare et Nathan Sperber expliquent cette approche par une volonté de « se donner les moyens de concevoir l’hégémonie comme ouverture maximale des possibles ». Mais ils rappellent aussi que Gramsci n’était pas moins critique envers le « volontarisme » et le « spontanéisme » qu’envers le déterminisme économique. Ainsi notait-il, en philosophe, dans son Cahier de prison n°13 : « Une erreur commune dans les analyses historico-politiques consiste à ne pas savoir trouver le juste rapport entre ce qui est organique et ce qui est conjoncture. (…) Dans un cas, on surestime les causes mécaniques ; dans l’autre, on exalte l’élément volontariste et individuel. » L’ouvrage pédagogique de Hoare et Sperber donne toutes les clés pour explorer cette pensée qui reste d’actualité.