Voyager dans l'invisible - Techniques chamaniques de l'imagination : Le livre de Charles Stépanoff
Le chamane est un individu capable, d'une façon mystérieuse pour nous, de voyager en esprit, de se percevoir simultanément dans deux espaces, l'un visible, l'autre virtuel, et de les mettre en connexion. Ce type de voyage mental joue un rôle clé pour établir des liens avec les êtres non humains qui peuplent l'environnement.
Les chamanes ne gardent pas pour eux seuls l'expérience du voyage en esprit : ils la partagent avec un malade, une famille, parfois une vaste communauté de parents et de voisins. Les participants au rituel vivent tous ensemble cette odyssée à travers un espace virtuel. De génération en génération, les sociétés à chamanes se sont transmis comme un précieux patrimoine des trésors d'images hautes en couleur, mais en grande partie invisibles.
Ce livre est le fruit d'enquêtes de terrain et reprend l'ample littérature ethnographique décrivant les traditions autochtones du nord de l'Eurasie et de l'Amérique. Au travers de récits pleins de vie, il rend compte de l'immense contribution à l'imaginaire humain des différentes technologies cognitives des chamanes. Les civilisations de l'invisible bâties par les peuples du Nord, encore puissantes à l'aube du XXe siècle, n'ont pas résisté longtemps à l'entreprise d'éradication méthodique menée par le pouvoir colonial des États modernes, qu'il s'agisse de l'URSS, des États-Unis ou du Canada. Ce livre nous permet enfin de les appréhender dans toute leur richesse.
Livre Finaliste en 2020 pour le Prix littéraire de la Fondation François Sommer
De (auteur) : Charles Stépanoff
Préface de : Philippe Descola
Expérience de lecture
Avis des libraires
Avis Babelio
OhReally
• Il y a 7 mois
Que le chamanisme soit un sujet qui vous intéresse ou non, je ne peux que vous conseiller la lecture de ce livre, que j'ai trouvé absolument passionnant du début à la fin ! Charles Stépanoff pose les bases de sa réflexion et de son travail anthropologique en redéfinissant ce qu'on appelle l'imagination, l'imaginaire ou encore la rêverie pour les débarrasser de la vision négative que l'Occident leur donne, héritée de la pensée grecque antique. Il s'appuie notamment sur des recherches en neurosciences, que j'ai trouvées aussi intéressantes que le coeur du propos ! Maintenant débarassé.es de nos préjugés et de notre vision occidentalo-centrée, nous pouvons ouvrir nos horizons à des pratiques qui nous paraissent difficilement accessibles de prime abord, mais qui, non seulement ne le sont pas du tout, mais prennent désormais une dimension nouvelle et fascinante. La représentation, héritée de Mircea Eliade (et reprise par nombre d'anthropologues et ethnologues à sa suite, sans réel recul et travail d'analyse), du chamane associée de manière récurrente à une forme de transe mystique, est ici battue en brèche. Ce que nous dit ici Stépanoff, c'est tout simplement que le chamane est celui qui est le lien entre le monde invisible, celui des esprits, des divinités, des entités, et le monde visible, celui des hommes et des femmes. Ce monde invisible n'a pas moins de valeur, pas moins d'importance, pas moins de réalité que le monde visible. C'est ainsi qu'au fil des siècles (millénaires ?), les êtres humains ont développé des techniques cognitives plus ou moins complexes pour accéder à ce monde de l'invisible. L'auteur décrit ces techniques, en les classant dans deux grandes catégories, chacune d'elle utilisant un mode différent de division du travail imaginatif chamane/communauté : le chamanisme hiérarchique et son rituel de la tente claire, où le chamane tient un rôle d'intermédiaire, indispensable, entre les mondes visible et invisible, et le chamanisme hétérarchique et son rituel de la tente sombre, où le chamane appelle les esprits et connecte directement les humains avec les non-humains. Pour nous permettre d'avoir une vision la plus complète et la plus juste possible de ces pratiques chamaniques, Charles Stépanoff passe aussi en revue les rituels, les initiations, les objets, les costumes, sous un éclairage qui a enfin du sens parce qu'ils ne sont plus réduits à des représentations sémiotiques de concepts plus ou moins bien compris des anthropologues et ethnologues qui les ont étudiés. Ils trouvent enfin chacun une place spécifique dans ce travail imaginatif, comme des guides, des repères, une sorte de GPS pour le voyage chamanique. J'ai tellement envie de vous en dire et de détailler plus, mais je vous invite vraiment à découvrir tout ça par vous-mêmes. Parce qu'en plus l'auteur a une qualité absolument essentielle selon moi pour ce genre d'ouvrage : c'est un vulgarisateur très talentueux. Il arrive à nous faire appréhender et comprendre des concepts à la fois abstraits et éloignés de nos modes de pensée de façon tellement claire et limpide qu'il rend la lecture facile et agréable et le propos accessible au plus grand nombre. Ça a vraiment été un gros coup de cœur pour moi que cette lecture. Si vous aimez vous ouvrir à d'autres cultures, à d'autres modes de pensée, à d'autres niveaux de conscience, en restant relié à l'univers fascinant du cerveau et de la pensée humaine ou de la cognition, ou si vous êtes simplement curieux de découvrir le chamanisme (sibérien/circumpolaire principalement, avec des incursions ponctuelles en Amérique et Scandinavie), je ne peux que vous conseiller cette petite pépite ! (oui je l'ai déjà dit au début de la critique, mais estimez-vous heureux.ses que je ne vous l'aie pas répété 10 fois entre temps !)
Apoapo
• Il y a 5 ans
Le temps de la grande unification du phénomène chamanique de par le monde opérée par Mircea Eliade est révolu ; presque 70 ans plus tard, voici venu le temps des distinctions, dans le cadre restreint d'une douzaine de peuples autochtones de Sibérie (et selon des études ethnographiques datant désormais d'environ un siècle), entre des catégories dichotomiques qui peuvent avoir une signification beaucoup plus étendue, concernant même la totalité des sociétés humaines. L'Introduction et le chapitre Ier : « Imagination et voyage mental », après une très suggestive démonstration du pouvoir idéomoteur d'une brève image bucolique puis effrayante faite de mots, constituent, plus qu'une entrée en matière, un véritable essai d'épistémologie de l'imagination, d'une valeur extraordinaire, que j'ai pris un plaisir immense à lire. Ne vivons-nous pas dans un dualisme indépassable entre réalité et imagination hérité de la philosophie aristotélicienne ? Un grand nombre d'ontologies – celles des cultures chamaniques – n'ont pas élaboré ce dualisme, elles se caractérisent par une grande porosité entre les données des sens et l'imagerie mentale, et il se trouve qu'en cela elles sont plus compatibles avec les découvertes récentes des neurosciences. Ne vivons-nous pas dans une culture d'encodage et de stockage des produits de l'imaginaire sur des supports immuables : l'écriture des récits, la notation musicale, la peinture, les films, les jeux vidéo, qui séparent définitivement la création de la réception des arts ? Les cultures de l'oralité, des signes symboliques, des rêves laissent davantage de liberté d'imaginer à l'individu et d'autonomie dans son appréhension imaginative du monde. Et la spécialisation du travail de l'imaginaire qui s'en ensuit, plutôt que l'évolution préhistorique des conditions matérielles de production, ne contient-elle pas les germes de la genèse d'une société hiérarchique donc la plus inégalitaire possible ? Ces précisions sur l'imaginaire, on l'aura compris, sont indispensables pour comprendre la nature du « voyage mental » du chamane, et les raisons pour lesquelles il nous est si difficile à comprendre. Mais le chamanisme sibérien est traversé par une division fondamentale en deux ensembles : chamanisme hétérarchique originaire (et minoritaire) d'une part, chamanisme hiérarchique d'origine altaïque (en expansion) d'autre part. Le premier ensemble comporte : que le chamane soit un « primus inter pares » sans héritage obligatoire, sans rituel d'investiture, sans transmission ni validation par un aîné, à la fonction réversible, opérant pour le compte d'individus, ne disposant pas d'un costume rituel, ni de l'usage exclusif et réservé du tambour, chamanisant en tente sombre et en « voyage allongé », et pouvant consommer de l'amanite psychotrope. Inversement le chamanisme hiérarchique comporte : que le chamane soit le délégué de sa communauté et seul détenteur de la mission de communiquer avec les esprits, investi par un rituel, héritier de sa fonction à titre irréversible, seul possesseur et utilisateur du tambour, du costume, dépositaire d'un rôle communautaire, chamanisant en tente claire et en « voyage en direct », méprisant la consommation du champignon. La description de cette distinction se déroule sur les chap. 2 « Les argonautes de l'invisible », 3 « Tente sombre et tente claire », et 4 « Les deux chamanismes » qui se clôt sur l'intéressante ouverture sur le rapport entre délégation de la fonction chamanique et inégalités rituelles. La deuxième partie de l'essai est consacrée principalement au chamanisme hiérarchique, elle s'intitule : « Technologies de l'imagination », et comporte les chap. suivants : chap. 5 : « Les routes célestes des Ket » chap. 6 : « Un tambour pour s'orienter dans les pays obscurs » chap. 7 : « Un voyage cosmique à la maison » chap. 8 : « Le costume, corps-univers » chap. 9 : « Technologies iakoutes de l'espace virtuel » chap. 10 : « L'ours, d'une ontologie, l'autre ». Par-delà l'analyse spécifique de chacun des éléments constitutifs de l'acte de chamaniser, une idée générale se dégage de l'ensemble de cette partie : qu'il existe une profonde cohérence spatiale dans la structure du voyage chamanique. Le chamane s'oriente dans un parcours vectoriel horizontal (points cardinaux) et vertical (souterrain et céleste) à travers une cosmologie complexe dont il trouve des traces dans les dessins de son tambour, dans les multiples détails de son costume compliqué, dans l'aménagement de la tente, de la yourte, de la cabane dans laquelle il se meut, dans la structure de base des chants et la chorégraphie des danses qui se déroulent au cours de sa transe, et aussi, comme cas particulier, dans sa double et ambivalente relation à l'ours. Je note que le double registre de lecture de cette partie caractérisait aussi le grand volume d'Eliade, qui pouvait être lu aussi comme une sorte de chronologie de la vie d'un chamane depuis sa vocation... La troisième partie de cet essai peut aussi avoir une double lecture : sous le titre de « La grande expansion de la hiérarchie », le chap. 11 s'occupe en même temps de « l'expansion continentale » du chamanisme hiérarchique, même dans les sociétés où il coexiste encore en partie avec l'hétérarchique, disqualifié, ainsi que d'un symbole matériel de cette expansion : le plastron sur le devant du costume (la poitrine du chamane) ; le chap. 12, « Pourquoi la hiérarchie ? », réfute l'idée que cette expansion ait une correspondance matérialiste avec le passage de la chasse à l'élevage du renne, mais avance une corrélation avec les pratiques matrimoniales des deux types de sociétés, à savoir l'investissement communautaire dans le paiement dont la famille du gendre s'acquitte auprès de son beau-père pour lui acquérir son épouse. De même que l'homme s'endette auprès de la communauté pour se marier, le chamane s'endette pour acquérir son statut, ces deux formes de hiérarchisation de la société vont de pair, et la liberté onirique du chamane en est « mise au pas », même si sa spécialisation semble lui conférer une position hiérarchique quasi sacerdotale. Enfin la conclusion : « L'invisible, les images et la hiérarchie » s'ouvre sur une belle analogie entre chamanismes et jeux vidéo, et elle reprend ensuite, en les développant un petit peu, les perspectives de la magnifique Introduction-chap. Ier.
Avis des membres
Fiche technique du livre
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- Genres
- Sciences Humaines & Savoirs , Sciences Humaines & Sociales
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- EAN
- 9782359251586
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- Collection ou Série
- Les Empêcheurs de penser en rond
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- Format
- Grand format
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- Nombre de pages
- 468
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- Dimensions
- 206 x 141 mm
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23,00 € Grand format 468 pages