De grandes dents - Enquête sur un petit malentendu : Le livre de Lucile Novat

« Tire la bobinette et la chevronette cherra. - CASSE-TOI !!! FUIS, DEGUERPIS MALHEUREUSE !!! » Voilà ce que j'ajouterai sûrement lors de ma prochaine lecture orale du Petit Chaperon rouge. Car oui, hier soir, à défaut d'avoir un bambin sous le coude, j'ai dévoré avec une avidité croissante l'essai de Lucile Novat. Oeuvre hybride et presque inclassable, l'autrice déploie en quelques chapitres relativement courts sa théorie autour du conte qui a bercé nos enfances. Des clins d'oeil aux autres contes mais aussi à des oeuvres cinématographiques contemporaines permettent de donner une résonance particulière à ses arguments. Et si le grand méchant loup n'était pas si méchant ? S'il s'agissant d'une marraine la bonne fée ? Si le réel danger se trouvait en réalité à l'intérieur de la maisonnée ? Et que vient faire notre chère Marguerite Duras au milieu de tout ça !? Tout tient debout, tout est fichtrement bien analysé, documenté, mis en relief, et les quelques mises au point sémantiques m'ont toutes convaincue. le récit intime qui se déploie dans les notes de fin de page m'ont tout autant intéressée et le tout est parsemé d'une belle dose d'humour malgré le sujet qui aurait pu être relativement indigeste (sans mauvais jeu de mot, cette fois, ou peut être que...) Vous ressortirez forcément de la lecture en ayant appris quelque chose et en souhaitant en savoir davantage sur tous les autres contes populaires qui ont peuplés nos imaginaires d'enfants.

Quand dans une histoire il est question d’un lion portant une couronne, on a bien conscience qu’il s’agit d’un roi. Même les enfants comprennent la métaphore. Mais il semblerait qu’un loup déguisé en grand-mère n’évoque rien d’autre qu’un loup déguisé en grand-mère. Dans cet essai, Lucile Novat met le doigt sur cet aveuglement collectif. “Alors voilà, j’y vais, je vous livre mon idée, on y va. Je crois que ce que nous enseigne Le Petit Chaperon rouge, c’est que le danger n’est pas dans la forêt, mais bien plutôt dans le foyer.” Elle lève le malentendu avec douceur - à pas de loup ? - en usant et abusant de formules de type “si vous permettez”, “si vous en avez envie bien sûr”, “si ça ne vous brusque pas trop, je ne juge pas.” Sans cesser de se méfier d’elle-même, des mots, des interprétations, elle analyse des extraits du conte lui-même qui laissent peu de place au doute, dans la version de Charles Perrault comme dans celle des frères Grimm, des “gars sûrs” qui dès la première phrase semblent avoir énoncé le pire : “Il était une fois une petite demoiselle jolie et mignonne, que tous aimaient aussitôt qu’ils la voyaient ; sa grand-mère l’aimait encore bien plus fort que tous les autres.” Dans le texte, la fillette ne manifeste aucune crainte dans la forêt, et ce même avec “Compère le Loup”. Elle prend son temps, comme pour retarder l’arrivée chez l’aïeule. Et lorsqu’elle a tiré la chevillette, qu’elle a refermé la porte derrière elle et qu’elle se pense seule avec sa grand-mère, elle verbalise : “Mon Dieu, comme j’ai peur, aujourd’hui.” Au-delà de ce qu’on nous cache derrière les robes couleur du temps ou dans les maisons en pain d’épice, Lucile Novat livre dans des notes de bas de page des morceaux de son patrimoine familial et intime où l’inceste n’est pas étranger, ainsi que des citations de Marguerite Duras, Adèle Haenel ou Neige Sinno, et des éléments sur les affaires les plus médiatisées, pour élargir le propos. Le plus terrifiant dans tout ça, bien plus que le grand méchant loup, ce sont les chiffres de la CIIVISE (la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants). La démonstration de cette enseignante est on ne peut plus convaincante et accessible. Avec humour et application, elle dit les termes, y compris pour “la team premier degré”. Elle donne même les mots-clés à taper sur Google pour vérifier ce qu’elle avance. Le livre se termine par un récit interactif - à l’image du format "Un livre dont vous êtes le héros" - intitulé "Barbie-Bleue, un conte dont vous êtes le Perrault". On y trouve un joyeux et horrifique méli-mélo de ce qui compose les histoires avec lesquelles on s’endort, un vent de modernité en plus. “Vous apercevez une silhouette qui vient à votre rencontre. Bordel, c’est un loup.”

Et si cette histoire que tout le monde connait avait été mal interprétée depuis le début ? Parce que la morale du Petit chaperon rouge c'est "ne t'aventure pas seule au-dehors, ne traine pas en chemin, ne parle pas aux inconnus !"... n'est-ce-pas ? Lucile Novat, elle, met ses mains en coupe tout près de notre oreille pour nous chuchoter autre chose : "Tu ne trouves pas ça étrange, qu'elle traine autant cette petite fille ? Qu'elle ait si peu envie d'arriver à destination ? Que la douce et réconfortante chaleur du foyer de mère-grand la répugne à ce point ? Que toute distraction soit bonne à prendre, y compris la fourrure sombre d'un loup étrange ?" Le véritable danger, celui des violences intra-familiales sur les enfants, c'est là la véritable morale quelle choisit de voir dans l'oeuvre de Perrault. Car tout, des statistiques les plus froides aux témoignages qui crèvent le coeur, tend à montrer que la menace se situe en proportions écrasantes entre les murs protecteurs du foyer. Tout est décortiqué dans cet essai passionnant, au ton si drôle en dépit du sujet difficile.

Un sujet et un ton adopté adaptés à l'ère du temps. C'était un ouvrage très intéressant dans son propos mais également dans sa forme narrative à la charnière entre l'écrit scientifique et la création personnelle, l'écriture du "je" analytique et du "je" humain. J'ai beaucoup apprécié cette liberté de tonalité pour servir le propos, bien que cela soit parfois un langage très (trop) oralisé. {16}