Quand le fleuve gronde : Le livre de Borden Deal

Nombreux sont les hommes délogés de leur terre au bénéfice du progrès. Écorchés dans l'âme, leurs rêves tailladés, combien ont abandonné leurs terrains labourés, des décennies d'histoires, d'ancêtres? Car toute terre indomptable du Tennessee est devenue adaptable par l'assemblage de matériaux, le monde moderne se construit, se bâtit par l'ingéniosité d'une poignée d'hommes au détriment de l'amputation des autres sous forme d'accords financiers ou voies juridiques. Le pouvoir des uns aujourd’hui contre l'impuissance des autres demain. Borden Deal, après s'être scrupuleusement documenté , aborde le sujet du New Deal sous Roosevelt au travers de la TVA ( la Tennessee Valley Authority) chargée du développement de la navigation et des crues quelques années après la Grande Dépression. L'individualisme cède alors la place au collectivisme ; le libéralisme, lui, fait figure de père de la nation vantant alors un avenir radieux. Mais là où Borden Deal excelle, c'est au coeur de l'évocation de la vie au sein d'une ferme dans le Tennessee dans les années 30-40 dans la représentation minutieuse qui nous laisse embrasser le quotidien d'une famille, celle des Dunbar, ainsi que la grande histoire qui distingue la condition des femmes, la place des hommes. Au beau milieu de la brutalité de la nature, de la rudesse du labeur, se dresse un regard, celui d'un père, au travers duquel la détermination et l'amour de son territoire, d'où jaillit une liberté d'absolu, brillent. Une vision acharnée pour la survie d'une promesse faite aux aïeux étincelle, prête à déborder pour préserver la terre des Dunbar, et ce mode d'existence aux antipodes du progrès. Pourtant se dérobent les avenirs déjà écrits pour les jeunes fils , la promesse d'un futur plus en vogue dans une époque pleine de possibles répond mieux aux attentes d'une génération avide de changement. Les plans de vie alors s'entrechoquent mettant au pas obligeance et obéissance. On reconnaît à cette écriture qui prend son temps au cœur de chaque événement, qu'elle batifole avec le quotidien ou l' inhabituel, un charme intemporel. Chaque personnage, approfondi, creusé, dégage une authenticité ancrée dans un monde sur la réserve, et si la distance qui nous lie à cette œuvre peut paraître surannée de prime abord, s'y pencher pour mieux l'épouser est plus qu'appréciable, la saga familiale s'élève alors au rang de témoignage, servi par une trame expressive aux voix discordantes d'une grande profondeur. Si le traitement de cette saga du début du vingtième siècle contient quelques longueurs et répétitions, elles accentuent d'un autre côté la conjecture opposant héritage viscéral et progrès, se font l'écho rebondissant des idées ancestrales face au miroir flamboyant de l'évolution forcée, mais nécessaire. Et c'est sans aucun doute la grande force de Borden Deal que de nous emmener dans ce domaine dans lequel nous nous attachons à l'humain avant l'essor, puis à l'essor parce qu'il contribue à l'élévation de l'humain et de sa condition. Ainsi va le changement: un combat entre perte et acquis qui se côtoient. Il n'y a pas d'ébranlement heureux, juste des générations qui s'alignent avec leur temps face à l'adversité des ères anciennes. "Quand le fleuve gronde" est un très beau roman trop vite écarté à mon sens et c'est une chance, pour nous, lecteurs, que les éditions Belfond [ Vintage] en aient vu tout son intérêt et son esthétique littéraire. Il est parfois des textes qui ont un rôle: celui de la mémoire et de la conscience éveillant l'accomplissement des hommes un peu plus libres.