Du bout des doigts : Le livre de Sarah Waters

Je ne vous parlerais pas de Caresser le velours, roman culte de Sarah Waters, mais je vous recommande vivement de le lire, comme tous les romans de Sarah Waters, remarquez... Je voudrais vous parler du bout des doigts, roman victorien, roman policier, roman gothique, roman lesbien : classez le où bon vous semble, personnellement je le range dans ma bibliothèque. Sarah Waters nous emmène dans deux mondes. Celui de Sue : le Londres populaire, celui de la rue, des voleurs à l'argot poétique, celui de la misère banale, de la débrouille. Celui de Maud : La vie confortable des gens bien nés, cultivés et engoncés dans un paraître aristocratique. Chaque univers a ses traditions et ses prisons, des rêves et des dessins. Tous vont être réunis par un ingrédient plus fort que tout : l'amour. Mais attention pas question ici de romantisme et autres délicatesses mièvres. Non, Sarah Waters nous déploie une intrigue psychologique tortueuse, machiavélique et sombre. Roman à deux voix, l'on suit ces demoiselles, tour à tour manipulatrices et victimes mais toutes deux désireuses de prendre en main leur destin. Une histoire oppressante, passionnante, sur fond d'érotisme féminin. C'est beau sans sombrer dans les clichés. C'est voluptueux, sensible et enivrant. Parce qu'en plus d'être une narratrice hors paire, Sarah Waters sait parfaitement raconter le désir des femmes qui aiment les femmes. Ses histoires touchent tout le monde puisque, fondamentalement, elles parlent d’amour, de désir, de trahison et qu'on peut tous s’y retrouver.

Voici une lecture que j'ai beaucoup aimé, qui a su me surprendre à plusieurs reprises, même si elle s'est révélée être en décalage avec ce que promettait le résumé. Sarah Waters nous emmène dans le Londres défavorisé de l'époque victorienne, dans une famille de petits voleurs, qui monte un coup pour récupérer une jolie somme. Au programme, jeux de dupes multiples, des retournements de situation, des émois, et des passages très difficiles (notamment pour une partie en maison d'aliénées, le traitement fait aux femmes qui ont le malheur d'avoir parfois trop "d'émotions" est révoltant).

"Du bout des doigts" dévoile une intrigue surprenante, et il est pourtant rare que je lise un livre tout en le ponctuant de "Han, j'le crois pas!". J'adore toujours autant le style de l'auteure (l'ayant découverte avec "Caresser le velours"). Elle nous embarque dans son histoire à travers force de petits détails et de descriptions - et qui en temps normal me fait assez peur. Et pourtant... à chaque fois je me surprends à apprécier chaque détail, le tout donnant relief et crédibilité au récit et aux personnages. Sarah Waters mêle encore habilement sentiments et mystère, nous offrant notamment un retournement de situation assez délicieux!

L’avenir de Sue Trinder ne s’annonce pas très rose : orpheline, élevée par un couple de voleurs, sa carrière dans les rues de Londres est toute tracée, jusqu’à finir sur l’échafaud, comme sa mère avant elle… Mais c’est sans compter sur Gentleman, brillant arnaqueur, qui a pour elle d’autre projet : escroquer une jeune héritière et faire main basse sur ses biens en l’épousant contre l’avis de son oncle. La jeune Sue quittera donc pour la première fois les rues sordides de la capitale vers la campagne anglaise, pour prendre place auprès de Maud comme dame de compagnie. Elle y assistera aux manœuvres sournoises de Gentleman pour ravir le cœur de Maud, tout en s’attachant de plus en plus à cette belle jeune femme, dont la délicatesse et l’intelligence ne la laisse pas indifférente. Sous cette intrigue simpliste se cache un roman profond et intense, car Sarah Waters maîtrise parfaitement l’art du rebondissement et de la narration à différents niveaux. Le lecteur est donc agréablement surpris de découvrir ce roman, loin de la linéarité que ce petit résumé laisse présager. D’abord racontée par Sue, puis par Maud, le lecteur suivra le déroulement de cette arnaque grandiose, de ce jeu de dupes magistrale, au cours duquel, évidemment, tout ne se passe pas aussi bien que prévu. Car Gentleman, qui a pourtant tout imaginé, n’a pas envisagé l’attachement qui pourrait lier les deux jeunes femmes, avides l’une et l’autre de se sortir de leurs conditions. Sous une enveloppe de roman victorien, Sarah Waters a une écriture profondément moderne : la place de la femme dans la société, sa docilité forcée face aux figures masculines, l’impossibilité d’exprimer sa liberté, notamment sexuelle… Il n’est guère étonnant que l’auteure, qui n’a jamais caché ses préférences amoureuses, soit devenue l’égérie de la communauté homosexuelle : elle écrit avec justesse et délicatesse l’amour sans tabou. Cependant « Du bout des doigts » ne doit pas se résumer à un roman saphique. C’est aussi et surtout une peinture de la société anglaise du XIXe siècle et un magistral roman d’aventure et d’arnaque. Un roman complet et intelligent, qui ravira les lecteurs exigeants.