Délivrances : Le livre de Toni Morrison

J'avais lu "Délivrances" il y a quelques années et n'y avais pas compris grand-chose si j'en juge par le commentaire que j'avais laissé alors et que je m'empresse d'effacer : je me souviens pourtant de l' impression qui fut la mienne, celle d'un flottement de mon attention sur les divers protagonistes auxquels je ne parvenais pas à m'intéresser et que j'apercevais comme à travers un long tunnel. Sans doute cela était-il dû à mes préoccupations du temps, car les drames des personnages, justement, ont été particulièrement approfondis dans toutes leurs nuances et leur profondeur. --- Les thèmes essentiels du roman sont la recherche de l'amour, la difficulté du deuil (son impossibilité ?) et la rédemption. Fameuse trilogie qui, traitée comme Toni Morrison sait le faire, ne peut que donner quelque chose de somptueux. C'est la question fondamentale de l'être humain confronté à la perte... la perte... la perte... Peut-on sauver quelque chose de sa vie, de soi ? Quel est le rôle de la mémoire ? Drame absolu : la signification de chacune de nos actions, de chacune de nos expressions, s'évapore dès que sortie de nous et s'incorpore au bain émotionnel de l'autre qui en modifie irrévocablement le contenu. Nos gestes, nos mots sont entendus au moyen d'un nouveau dictionnaire que nous ne maîtrisons pas et dont il est vain de vouloir trouver l'usage ; de telle sorte que s'ils percutent l'enfance de quelqu'un à un moment clé de son évolution, ils deviennent des poisons qui infuseront lentement dans ses veines et coloreront sa vie d'une nuance définitive. Toni Morrison n'a pas de solution, à part la réconciliation avec soi, l'acceptation de la mauvaise image renvoyée par autrui (les enfants notamment, les mauvaises mères étant légions dans ses romans) et l'indulgence : cultivée d'abord envers soi, puis, quand la porte s'entrouve un peu, envers les autres. Chaque personnage du roman a sa croix, chacun la porte comme il peut. Deux femmes et un homme se détachent nettement dans leur quête. Ils finiront par aborder sur une île ; mais sur les îles ici-bas la grâce n'est qu'éphémère et deux d'entre eux continueront le chemin. Tous les grands auteurs ont traité ces thèmes : Tolstoï (Rédemption), Faulkner, Carson Mc Cullers. Aucun auteur français ne me vient à l'idée, il doit y en avoir, bien sûr. Mais il me semble que par une sorte de pudeur hexagonale, quand le tragique pointe son museau, l'auteur français n'évite pas toujours l'écueil de la mise à distance ironique (comme l'auteur britannique d'ailleurs). Mais sans doute trouvera-t-on des contre-exemples à foison, ne serait-ce peut-être (tiens !) que Bernanos. L'originalité de Morrison est de déplacer le point focal et d'aborder les angoisses existentielles du point de vue féminin (mais pas toujours) et afro-américain (mais pas toujours non plus) plutôt que du point de vue masculin uniforme auquel nous sommes habitués et qui constitue le gros de la littérature Etasunienne. Les épreuves rencontrées prennent une forme différente mais le fond est bien le même : la difficile nature humaine se rit de la couleur de peau et se plait à lancer des peaux de banane dans les jambes de tous, dès que les évènements altèrent la force vitale. L'auteure sait aborder les actions les plus viles avec un éclairage bienveillant, ce qui est une véritable grâce. ,

Toni Morrison a ce don d’écrire comme si une bonne amie vous chuchotait à l’oreille pour vous expliquer ce qu’on n’arrive pas à comprendre dans la vie, en particulier pourquoi les gens font ce qu’ils font. J’ai toujours eu la sensation que ses écrits m’étaient directement adressés. Ce livre ne fait pas exception. Il est le moins troublant de ceux que j’ai pu lire, mais les thèmes restent les mêmes : racisme, violence et agressions sur enfants, comment les êtres vivent et s’arrangent avec leur passé. Nous découvrons Bride, une femme noire, très noire, née d’une mère au teint clair. Elle s’habille toujours en blanc pour faire ressortir encore davantage sa couleur. Dans ce livre, nous la suivons dans un moment charnière de sa vie. Ce moment où notre passé devient trop omniprésent et nous explose au visage. Elle fera tout pour s’en délivrer, d’où le titre. Une belle lecture, qui m’a été très intime. Néanmoins, certaines scènes d’agressions sur mineurs sont choquantes et peuvent heurter. Je ne suis pas convaincue qu’elles aient été nécessaires au récit, ou du moins pas décrites de manière aussi crue.

Quelle surprise lorsque j'ai su que j'allais pouvoir découvrir l'écriture de Toni Morrison dans le cadre des matchs de la rentrée littéraire 2015. Un grand merci à Priceminister et aussi à la maison d'édition Christian Bourgois. Délivrances est le genre de roman qui nous donne le ton dès les premières pages et dès les premières pages on devine la présence d'une histoire qui ne laisse pas indifférent celui qui la lit. Lula Ann alias Bride est une petite fille, née d'une mère noire mais avec une peau assez claire pour se faire passer pour une blanche et d'un père ayant une peau également très claire. A cause de l'incompréhension de ses parents devant sa couleur de peau, Lula Ann va vivre un calvaire, d'abord rejetée par son père qui a quitté le domicile, elle va être rejetée par sa mère qui a honte d'elle à tel point qu'elle lui demande de l'appeler Sweetness au lieu de Maman, et qu'elle fera tout pour éviter le moindre contact physique avec sa fille quitte à la rendre malheureuse. Jusqu'au jour où pour faire plaisir à sa mère Lula Ann va accuser à tort une personne et de là, commence pour elle la descente aux enfers parce que si cela a permis à la mère et à la fille de renouer un infime lien, Lula Ann va traîner ce fardeau jusqu'à ce qu'elle soit adulte. L'histoire de Lula ann est la base de ce roman composé d'un choeur de personnes qui ont/ont eu affaire à elle de près ou de loin. Ces personnes ont presque toutes en commun le fait d'être ou d'avoir été torturées par la vie, que cela soit à cause de maltraitance, de mensonge ou de fardeau trop lourd à porter. J'ai beaucoup aimé ce système de narration qui est à la base ce que je préfère dans un roman contemporain, un bon point de plus ! L'histoire est découpée en quatre parties et ce malgré qu'elle fasse moins de 200 pages encore un bon point parce que ça permet d'avoir une bonne structure, ce qui est fortement nécessaire dans cette histoire qui a le défaut d'être désorganisée notamment pour les deux dernières parties où j'ai eu tendance à perdre le fil de l'histoire. En fermant ce livre, je me dis que Toni Morrison est vraiment la reine du contemporain. Son écriture est tout simplement exquise, et se déguste lentement mais sûrement, elle dépeint avec justesse et sans concession le portrait de ses personnages, et nous conduit vers une réflexion à propos des conséquences des traumatismes sur une vie mais aussi du bien fait de la délivrance de ceux-ci lorsqu'ils sont révélés au grand jour. Toni Morrison, une valeur sûre !

J'ai tenté le livre audio pour ma rencontre avec Toni Morrison dont je n'avais encore rien lu, bien que "beloved" attende depuis longtemps dans ma PAL. Le choix de la voix était judicieux, les tonalités graves et le rythme chaloupé d'Anna Mouglalis conviennent à merveille à ce récit âpre, violent et sordide dont la tendresse parvient toutefois à percer. Je ne parlerais pas des thèmes évoqués, d'autres s'en sont chargés, je voulais juste écrire un petit billet pour vous conseiller ce bijou de livre.