Chapitre 5
Solange un instant
La discrétion de Solange ne venait pas simplement du fait qu'elle était née le jour où un arbre avait traversé la ville. Elle se plaisait à n'être qu'un individu dans la foule, personne et tout le monde à la fois. Un petit pois dans une boîte de petits pois. Cet état la rassurait, la contentait tout à fait. Son mari Paulet l'aimait pour cela, il aimait qu'elle n'attirât pas les regards, et qu'on ne vît que lui. Il l'aimait surtout, et d'abord, parce qu'elle avait fait de lui un homme.
Très tôt orphelin, Paulet avait été recueilli, avec ses quatre sœurs aînées, par une vieille tante amère, veuve de guerre sans enfants, qui s'était trouvée bien embarrassée par l'arrivée d'une telle nichée. Bien qu'elle les eusse laissés vivre sous son toit, elle ne s'occupa guère de leur éducation. Heureusement, les fillettes étaient dégourdies et surent s'occuper des tâches du foyer. Mais elles restaient tout de même des enfants. Les soins qu'elles donnèrent au bébé Paulet firent de lui autant une poupée qu'un nourrisson, et cela dura longtemps. Tous les jours, Paulet passait entre quatre paires de mains qui, tour à tour, le déshabillaient, le baignaient, le rhabillaient, le coiffaient, le houspillaient pour une bêtise imaginaire, le consolaient d'une peine tout aussi imaginaire, et cela sans qu'il pût dire un mot, tout poupon qu'il était. D'avoir été élevé ainsi par ses quatre sœurs, dans leur joie enfantine, avait fait de Paulet un petit garçon qui, quatre fois par jour, changeait de robe, de petites bottines, de rubans de cheveux, et quatre fois par jour mangeait, en plus des repas, une purée épaisse et douteuse. À sept ans, moment où tous les garçons de son âge tiraient à la fronde, pêchaient des grenouilles, chapardaient les prunes du voisin, Paulet était une grosse petite fille.
Ce fut ainsi que le vit Solange pour la première fois, un jour de rentrée des classes dans la cour de l'école. Il sentait bien que quelque chose n'allait pas, depuis un moment déjà. Il était désemparé. Solange, de son côté, petite fille pour de vrai, était nouvelle, ne connaissait personne, ne se souvenait déjà plus du chemin pour retourner chez elle. Elle aussi était désemparée. Pour revenir de l'école, elle pensait que Paulet pourrait la guider. Et puis, elles pourraient devenir amies, toutes les deux.
À la sortie de la classe, sur la route du retour, la petite Solange avait perdu sourire et regard joyeux devant la détresse du petit Paulet en larmes. Alors c'était un garçon, et il portait des habits de fille, et il était malheureux. Elle décida de l'aider et se mit à la couture. Très vite, d'un œil sûr, et grâce à ses doigts de fée dont le talent se révéla à cette occasion, elle fit des jambes à ses robes, elle dégonfla ses manches bouffantes, elle épointa ses cols, et coupa même ses cheveux. Pour les chaussures, Paulet, heureux de l'aide enthousiaste de sa nouvelle amie, se chargea d'en casser les petits talons, d'arracher les pompons, et enfin, tout entier, il eut l'air d'un garçon. Il était content. Tous les matins et tous les soirs, il prenait Solange par la main, fièrement, et, liés ainsi, ils allaient et revenaient de l'école.
Solange était rassurée de ne pas être perdue. Il était celui qui connaissait le chemin de la maison. Elle avait fait de Paulet un homme. Leur vie à deux commença à ce moment-là, dans la cour de l'école où, ensemble, ils se désolaient de la perte d'une bille, se réjouissaient, à la marelle, d'une arrivée au paradis ; ensemble toujours, ils partagèrent le même bonnet d'âne (trois fois), le même prix de fin d'année (une fois seulement). Ensemble, main dans la main, jamais l'un sans l'autre. Pour Paulet, Solange était d'évidence celle qui l'accompagnerait toute sa vie, celle qui lui laisserait toute la place parce qu'il en demandait beaucoup ; pour Solange, Paulet était celui qui l'abriterait des regards. Ainsi chacun se rassurait de la présence de l'autre. Très tôt, ils se marièrent, lui dans un costume bleu pâle qui allait bien avec ses yeux clairs, avec son regard froid et rêveur, elle dans une robe en forme de cloche. Elle l'avait cousue elle-même.
Ils eurent des enfants, deux garçons qui, dès le premier âge, ne perdirent jamais une occasion de se chamailler, se griffer les joues, se pousser dans les flaques, à la grande joie de Paulet qui découvrit alors les jeux de garçon sous l'œil inquiet, souvent affolé, de Solange qui, elle, découvrit l'usage de l'armoire à pharmacie. « C'est de leur âge, la rassurait Paulet, et puis ce sont des garçons, ils doivent éprouver leur force. » Solange n'en croyait pas un mot, mais elle acquiesçait tout de même, pour faire plaisir à Paulet, qui retombait en enfance. Dès qu'il revenait de son travail, dès qu'il avait rempli les obligations de sa vie d'adulte, il abandonnait son sérieux, et partait avec les garçons courir dans l'herbe, monter aux arbres, marcher sur une planche en s'imaginant au bord d'un ravin, tomber dans le ravin, appeler à l'aide, être sauvé. Solange souriait de ces aventures, toujours les mêmes, dont ils ne se lassaient pas, et se demandait quelquefois, en pouffant, lequel des trois elle avait bien pu épouser.
Il y eut des dimanches de pure folie, pendant lesquels l'aventure était totale, les héros étaient radieux ; Solange assistait au spectacle de loin (elle était une fille, elle n'avait pas le droit de jouer), une main sur la boîte à pharmacie, applaudissant aux coups d'éclat, les prévenant des dangers de l'opération. De belles journées. Une fois seulement, le jeu avait mal tourné. « À cause d'elle ! » s'étaient indignés les garçons d'un regard lourd de reproches à Solange, et comme ils étaient trois, qu'elle était une, et qu'ils étaient de mauvaise foi, l'histoire familiale leur donna raison à eux. Mais au cours de cette aventure-là, le fait est qu'ils avaient exagéré, insistant pour que Solange y participât. « C'est un rôle passif, l'avait convaincue Paulet, tu n'auras rien à faire, et tu seras aux premières loges, tu vivras l'histoire de l'intérieur. Solange, cela ferait plaisir aux petits, tu sais, de jouer aussi avec leur maman. » C'était une histoire d'Indiens et de cow-boys. Tout d'abord, les Indiens capturaient une femme blanche, la ligotaient à leur totem. Ensuite ils se battaient contre les cow-boys, et la femme blanche était libérée, et c'était bien. Solange fut capturée sauvagement et ligotée sans ménagement à un pommier envahi de fourmis rouges. « Femme blanche crie, elle va nous faire repérer, bâillonnons-la. » Puis les Indiens passèrent un long moment à hésiter sur le choix de leurs prénoms. « Aigle foudroyant » ou bien « Aigle galopant », « Bison foudroyant » ou bien « Bison galopant », ou alors…
« Squaw tortillante qui voit des fourmis partout et qui dit des gros mots » avait stoppé net l'aventure et leur avait fait beaucoup de peine de se révéler une aussi mauvaise joueuse. Solange, de retour près de la boîte à pharmacie, tentant de calmer ses démangeaisons, s'était demandé, dans une colère sourde, pourquoi elle en avait épousé un des trois, et pourquoi – pourquoi ! ? –, avec celui-là, elle en avait fait deux autres identiques.
Bientôt, le temps qui passe fit son œuvre, promenant les jeux des enfants jusqu'à leurs ambitions. Ils quittèrent la maison pour vivre leur vie, et laissèrent leurs parents vivre la leur à La Garde, dans un quotidien ronronnant qui s'étalait doucement au rythme des saisons. Paulet restait roitelet du ménage. Solange, épouse exemplaire, se plaisait là, près de lui, en retrait, attentive à ses humeurs, aimante et docile.
Muriel Levraud
Le Soir, autour des maisons