Le Premier ministre regardait «Le Faucon maltais». On avait récemment construit dans les anciennes cuisines de l'Amirauté une salle de cinéma privée avec une cinquantaine de sièges capitonnés et un rideau de velours rouge; mais on ne l'utilisait généralement que pour visionner des raids de bombardements et pour contrôler les courts métrages de propagande avant de les diffuser.Tard le soir, une fois mémos dictés, câbles envoyés, rapports annotés et procès verbaux paraphés, quand il était trop soucieux, furieux ou tendu pour dormir, Churchill s'asseyait dans un des profonds fauteuils du premier rang, un verre de cognac à la main, pour s'abandonner aux derniers enchantements arrivés de Hollywood.Digby arriva au moment où Humphrey Bogart expliquait à Mary Astor qu'un homme dont l'associé se fait tuer se doit de réagir. Une épaisse fumée de cigare flottait dans l'air. Churchill désigna un fauteuil à Digby qui s'installa pour profiter des dernières minutes du film. Tandis que le début du générique apparaissait en surimpression devant la statuette d'un faucon noir, Digby expliqua à son patron que la Luftwaffe semblait prévenue de l'arrivée des appareils du Bomber Command.L'exposé terminé, Churchill garda quelques instants les yeux fixés sur l'écran, comme s'il attendait de découvrir qui jouait le rôle de Bryan. Si un délicieux sourire et un pétillement au fond de ses yeux bleus le rendaient parfois charmant, il semblait ce soir-là plongé dans de sombres pensées.– Qu'en pense la RAF? finit-il par dire.– Que la faute en revient à une mauvaise formation en vol. En théorie, si les bombardiers volaient en formation serrée, leur artillerie couvrirait le ciel tout entier, si bien que tout chasseur ennemi qui se montrerait serait immédiatement descendu.– Et que répondez-vous à cela?– Foutaises. Le vol en formation n'a jamais marché. Un facteur nouveau s'est introduit dans l'équation.– Je suis bien d'accord. Mais lequel?– Mon frère pense que la responsabilité incombe à des espions.– Tous ceux que nous avons arrêtés étaient des amateurs – raison pour laquelle, naturellement, ils se sont fait prendre. Mais les autres, ceux qui sont compétents, ont échappé aux mailles du filet.– Il se pourrait que les Allemands aient fait une découverte technique.– Le Secret Intelligence Service prétend que l'ennemi est très en retard sur nous pour la mise au point du radar.– Vous vous fiez à son jugement?– Pas du tout. Les lumières du plafond s'allumèrent. Churchill était en tenue de soirée et tiré à quatre épingles comme d'habitude, mais la fatigue se lisait sur son visage. Il tira de son gousset une mince feuille de papier pliée en quatre.– Voici un indice, dit-il en tendant la feuille à Digby.Celui-ci examina ce qui semblait être le déchiffrage en allemand et en anglais d'un message radio de la Luftwaffe, affirmant que la nouvelle stratégie des combats de nuit – «Dunkle Nachtjagd» – de la Luftwaffe avait remporté un triomphe grâce aux excellents renseignements fournis par Freya. Digby lut le message en anglais, puis de nouveau en allemand. Le mot «Freya» n'existait dans aucune des deux langues.– Qu'est-ce que cela veut dire? demanda-t-il.– C'est ce que je veux que vous découvriez. (Churchill se leva et enfila son veston.) Accompagnez-moi jusqu'à mon bureau, ajouta-t-il avant de crier, «Merci!». De la cabine de projection, une voix répondit :– À votre service, Monsieur.Comme ils traversaient l'immeuble, deux hommes leur emboîtèrent le pas: l'inspecteur Thompson de Scotland Yard et le garde du corps de Churchill. Ils débouchèrent sur le terrain d'exercices, croisèrent une équipe en train de manœuvrer un ballon de barrage et franchirent un passage ménagé dans la clôture de barbelés pour sortir dans la rue. Londres était plongée dans le black-out, mais un croissant de lune donnait assez de lumière pour leur permettre de trouver leur chemin.Ils longèrent côte à côte le champ de manœuvres des Horse Guards jusqu'au numéro 1, Storey's Gate. Une bombe avait endommagé l'arrière du numéro 10, Downing Street, la résidence traditionnelle du Premier ministre, aussi Churchill habitait-il l'annexe voisine, au-dessus des bureaux du cabinet de guerre. L'entrée était protégée par un mur à l'épreuve des bombes. Le canon d'une mitrailleuse pointait par une meurtrière.– Bonsoir, Monsieur, fit Digby.– Ça ne peut plus durer, déclara Churchill. À ce rythme-là, le Bomber Command sera liquidé d'ici à Noël. Il faut que je sache qui est ou ce qu'est Freya.– Je vais trouver.– Le plus vite possible.– Oui, Monsieur.– Bonne nuit, dit le Premier ministre en entrant dans l'immeuble.