Luke étudia l'homme qu'il avait si mal jugé. Quel détail dénonçant le traître en son vieil ami avait-il laissé échapper? – Depuis combien de temps travailles-tu pour Moscou? se renseigna Luke. Depuis la guerre?– Bien avant. Depuis Harvard.– Pourquoi?Un étrange sourire apparut sur les lèvres d'Anthony.– Pour un monde meilleur.– Tu y crois toujours? fit-il, incrédule.– Un peu. Cela demeure notre meilleure chance, malgré tout ce qui s'est passé.– Peut-être. Luke n'avait aucun moyen de juger. Mais le vrai problème n'était pas là: c'était la trahison personnelle d'Anthony qu'il avait tant de mal à comprendre.– Voilà vingt ans que nous sommes liés par l'amitié […] Tu tuerais ton plus vieil ami? Pour cette cause à laquelle tu ne crois plus qu'à moitié?– Oui, et toi aussi. Pendant la guerre, nous avons tous les deux risqué nos vies, la nôtre et celle d'autres gens, pour notre cause, parce que nous estimions que c'était bien.– Je ne pense pas que nous nous soyons menti l'un à l'autre, encore moins que nous ayons échangé des coups de feu.– Écoute, si je ne te tue pas maintenant, tu essaieras de m'empêcher de m'enfuir… n'est-ce pas?Luke avait peur, mais il n'hésita pas à lui asséner la vérité.– Fichtre, bien sûr.– Même en sachant que, si je suis pris, je finirai sur la chaise électrique.– Je le pense… oui.– Toi aussi, tu es donc prêt à tuer ton ami.Luke se trouva pris au dépourvu. […]D'une main ferme, Anthony leva son pistolet pour le braquer sur le cœur de Luke. Dans un réflexe instantané, ce dernier s'accroupit derrière la table.Il y eut une détonation étouffée par le silencieux, puis un claquement métallique au moment où la balle heurta le plateau de la table. C'était du mobilier de mauvaise qualité et le plateau d'acier n'était pas épais, mais il avait suffi à dévier le projectile.Luke roula sous la table. Anthony, estima-t-il, allait maintenant se précipiter pour renouveler sa tentative. Il se souleva de façon à coller son dos contre le plateau. Empoignant deux pieds de la table, il se redressa pour décoller le meuble du plancher et le faire basculer en avant. Puis il fonça aveuglément dans l'espoir d'entrer en collision avec Anthony. La table s'écrasa sur le sol mais Anthony l'avait évitée.Luke trébucha contre elle et sa tête heurta un pied métallique. Sonné, il roula sur le côté et c'est alors qu'il vit Anthony planté devant lui sur le seuil de la porte, ses deux mains pointant le pistolet vers lui. Luke offrait une cible facile et une seconde à peine le séparait de la fin de sa vie.– Anthony, arrête! ordonna tout à coup une voix.C'était Billie.Anthony se figea, son pistolet toujours braqué sur Luke. Celui-ci tourna lentement la tête et regarda derrière lui. Billie se tenait dans l'encadrement de la porte, son chandail formant une tache flamboyante sur le mur vert. Un pli déterminé durcissait ses lèvres rouges. Elle tenait un automatique d'une main ferme dirigé sur Anthony.– Lâche ce pistolet! hurla-t-elle.Lentement, Anthony baissa les bras, mais sans lâcher son arme.– Lâche-le ou je tire!– Non, tu ne tireras pas, dit-il.Le canon du pistolet toujours braqué vers le sol, il commença à reculer vers le laboratoire dans lequel, Luke s'en souvint, une porte donnait sur l'extérieur.– Arrête! cria Billie.– Tu ne crois pas qu'une fusée vaille plus qu'une vie humaine, même celle d'un traître, rétorqua Anthony en continuant de reculer. Il était maintenant à deux pas de la porte.– Ne me mets pas à l'épreuve!Luke la dévisagea, se demandant si elle allait tirer.Anthony tourna les talons et passa dans le laboratoire.Billie n'avait pas tiré.Anthony se précipita sur une porte à deux battants et disparut dans la nuit.Luke et Billie coururent l'un vers l'autre les bras grands ouverts. Puis Luke regarda la pendule: 22 h 29. Il lui restait une minute pour avertir Cap Canaveral.