Je, François Villon : Le livre de Jean Teulé
Donc, tu écris des poèmes... Et depuis longtemps ?
? J'ai commencé vers l'âge de quatorze ans.
? Ah bon ? Cela fait sept ans... Et pourquoi tu ne me l'as jamais dit ? Vous saviez qu'il écrivait des poèmes, vous, Trassecaille ?
? Non.
Lorsque le chanoine et son bedeau sont entrés dans la taverne flamboyante, pleine du cri des buveurs et du ricanement des ribaudes, moi, j'étais, de dos, debout sur une table. À vingt et un ans, clerc tonsuré le matin même ? parce qu'en ce jour du 26 août 1452 j'ai enfin obtenu ma maîtrise ès arts... ?, j'avais les jambes écartées dans ma nouvelle robe de bure et les bras étendus de chaque côté. Chaussé d'amusants souliers rouges qu'on m'avait prêtés, je m'étais coiffé d'un chapeau de fleurs et roulais des yeux sur un public tout acquis à ma cause. Il y avait là des ouvriers, des étudiants, des marins du port de Saint-Landry, des clercs de la Cité et des putains qui allaient reprendre en chœur le refrain de mon poème. J'avais tendu un doigt vers la blouse plissée d'un apprenti coiffé du calot des tailleurs de pierre et, d'un débit rapide et saccadé, lui avais assené le début de ma " Ballade de bonne doctrine à ceux de mauvaise vie " :
? Car que tu sois faux pèlerin, tricheur ou hasardeur de dés, faux-monnayeur, et que tu te brûles comme ceux que l'on fait bouillir, traître parjure, déshonoré, que tu sois larron, chapardeur ou pillard, où s'en va le butin, que croyez-vous ?
La salle entière répondit :
? Tout aux tavernes et aux filles !
Je m'étais ensuite adressé à Robin Dogis qui, attablé, avait interrompu sa partie de glic. Je lui fis signe de reprendre les cartes :
? Toi, rime, raille, joue des cymbales ou de la flûte comme ces sots déguisés et sans vergogne, fais le bouffon, bonimente, joue des tours et trompe, monte des farces, des jeux et des moralités dans les villes et dans les cités, gagne aux dés, aux cartes, aux quilles, de toute manière le profit ira, écoutez bien !...
La salle : " Tout aux tavernes et aux filles. " Puis changeant soudain de ton, je m'étais penché vers Tabarie pour lui minauder à voix basse :
? Mais si tu recules devant de telles horreurs, alors laboure, fauche champs et prés, soigne et panse chevaux et mules si tu n'as pas fait d'études : tu gagneras assez si tu sais t'en contenter ! Mais même si tu broies et entortilles le chanvre, n'offres-tu pas le gain de ton labeur...
" ...Tout aux tavernes et aux filles ? " lui avaient chuchoté clercs et marins, ouvriers et putains. Puis j'avais sauté de la table en faisant violemment claquer les talons de mes chaussures rouges sur la dalle. Et comme un diable, genoux pliés, j'avançais entre les tables vers le fond de la salle, attrapant au passage des bonnets, des calots, des faluches, des voiles, des tissus et, c'est en les enserrant dans mes bras que j'avais conclu ma ballade :
? Vos chausses, pourpoints à aiguillettes, robes et toutes vos hardes, avant que vous ne fassiez pire, portez...
? Tout aux tavernes et aux filles !
Puis je m'étais retourné et avait lancé tout en l'air. Je fus acclamé, on tapait du poing contre des tonneaux : " François ! François ! " Il y avait autour de moi autant d'anges que si j'étais Jésus-Christ soi-même. On passait des commandes de boissons : " Holà ! Des pots ! " " Desquels ? " " A-t-on été quérir ces pots ? " " On vous les porte ! "
Le tavernier avait frappé dans ses mains pour hâter le service. Les ribaudes s'étaient levées, ouvrant leurs robes ? Marion la Dentue appelée l'Idole, Jeanne de Feuilloy, Marguerite Voppine, Jeanne la Vilaine... toutes ces bordelières de la rue Glatigny, femmes di mor sorte qu'on renverse aussi dans les fossés des remparts. Des poules volées à Saint-Germain-des-Prés tournaient embrochées dans la cheminée. Et c'est alors que j'avais découvert le chanoine et son bedeau près de la porte d'entrée. Je m'étais dirigé vers eux : " Maître Guillaume, mais qui vous a dit que j'étaislà ? " Mon tuteur avait soupiré :
? Donc, tu écris des poèmes... Et depuis longtemps ?
? J'ai commencé vers l'âge de quatorze ans.
? Ah bon ? Cela fait sept ans... Et pourquoi tu ne me l'as jamais dit ? Vous saviez qu'il écrivait des poèmes, vous, Trassecaille ?
" Non ", répond le bedeau, voyant s'avancer vers lui une fille voûtée vêtue d'une robe rouge qui se présente en disant : " Voici maintenant le corps venu ici pour satisfaire votre plaisir. " Un sourire affreux entrouvre ses lèvres et montre à ses gencives maigres des dents noires comme la faïence d'un vieux poêle. Gilles en a un mouvement de recul. Je ris :
? Laisse, la Machecoue, tu n'es pas son genre.
Et tandis que la " folle de son corps " repart, jambes cagneuses, en traînant ses chaussons vers d'autres gars qui la refusent, je conduis mon tuteur et le bedeau jusqu'à une table qui va, s'écroulant d'un côté. Sous les poutres du plafond noir, maître Guillaume en soutane contemple le délire des flambeaux qui rougit tristement les murailles :
? François, pourquoi dis-tu des ballades ?
? On ouït bien le rossignol chanter.
Une fille m'apporte une volaille : " Voilà le canard que tu as étranglé sur les fortifications. " Je demande au chanoine et au bedeau : " Que voulez-vous boire ? Rien ? Mais si... Un lait de chèvre, de vache ? Plutôt non, dis-je à la servante. Sers-leur deux eaux de gingembre et pour moi un hypocras. "
Dans la salle, Tabarie circule de table en table et vend aux étudiants, aux clercs, des copies de ma ballade.
? Gagnes-tu quelques revenus avec ces " beaux diz " ? m'interroge mon tuteur. Tu parais ici aussi à l'aise qu'un brochet en Seine. Donc, au lieu d'étudier, tu écrivais des poésies et assiégeais les tavernes. Poète et ribaud tout ensemble, hein ! Fais attention de ne pas passer de la plaisanterie à la criminalité, jeune merle, continue-t-il devant l'eau de gingembre qu'on vient de déposer devant lui.
Il se lève. Gilles plisse les yeux, pommettes et lèvres épaisses remontées parce qu'il voit mal. Je me lève aussi :
? Maître Guillaume, ces cinq dernières années, Paris a perdu un quart de sa population. La peste a tant tué que je m'étonne de vivre encore. Et du sursis, je veux profiter.
? Deviens sérieux.
? Je n'en ai pas la moindre envie.
Et je les quitte tous les deux en dansant le pied de veau. Bras en corolle par-dessus mon chapeau de fleurs, je tournoie et emporte l'ironie atroce de ma lèvre. Le chanoine, suivi du bedeau, se dirige vers la porte d'entrée :
? Nous avons perdu en François un honnête homme mais avons gagné à jamais un grand poète...
De (auteur) : Jean Teulé
Expérience de lecture
Avis Babelio
MP974
• Il y a 1 mois
Mais comment cet homme, traumatisé dès le plus jeune âge, confronté à des violences extrêmes, qui a lui même volé, tué (massacré !), vendu sa fiancée pour gagner le droit de faire partie des coquillards… Comment ce monstre a-t-il pu écrire des poèmes aussi magnifiques ? Cela reste un mystère pour moi. Ce livre relate l’existence tourmentée de François Villon, dans une époque aussi sombre qu’intransigeante. Je le recommande vivement, mais attention tout de même : cette lecture est dure.
thierrynevoux
• Il y a 1 mois
Un coup de cœur absolu – Villon revit, et quel personnage ! Encore une fois, Jean Teulé m’a embarqué. Je, François Villon est un bijou de liberté littéraire, un feu d’artifice de gouaille, de verve, de poésie crue et de vie brute. On plonge tête la première dans le Moyen Âge, dans la crasse, le vice, la rue… mais aussi dans le cœur et l’âme d’un poète inoubliable. Villon, sous la plume de Teulé, devient une figure flamboyante, à la fois voyou, génie, amant, assassin et rêveur. C’est sale, drôle, insolent, et profondément humain. Il y a du rythme, du sang, du sexe, de la tendresse et des larmes dans ces pages. Un vrai roman de chair, de verbe et de rage. Teulé réussit ici un tour de force : rendre un hommage vibrant à la langue et à la liberté, tout en donnant à son héros une modernité saisissante. On entend les rues, on sent le vin, on rit, on s’indigne, et on tombe amoureux de ce poète maudit au verbe haut. C’est brut, c’est beau, c’est Teulé. Et c’est, pour moi, l’un de ses plus grands romans.
aski2
• Il y a 3 mois
comme "les ripoux"concentrent des exactions de certains policiers, est attribuée à François de Montcorbier , dit François Villon, une accumulation des turpitudes societales en cette 1ere moitié du 15e siècle. ...."Et même si c'est pas sûr, c'est quand même peut-être"...Ces exactions semblaient courantes en ce15e siècle. Une bibliographie consistante à été consultée par l'auteur-graphiste, qui a aligné les quelques jalons connus assortis de poèmes du poète pour concevoir un roman biographique noir, glauque ,médiévaliste . Décidément, un style personnel, "à nul autre pareil"... peut déplaire, mais probablement moins que le glauque, le malsain, le trivial , mis en exergue, tel des normes ,en ce moyen âge parisien tardif. Le style - affirmé ici , est beaucoup plus discret et moins choquant ? dans "Ô Verlaine" ou même "Azincourt par temps de pluie". [ "les dames des temps jadis" ainsi que les vierges d'antan " deviennent pour ce voyou un ideal qu'il ne retrouve pas durant sa vie dissolue ! Si non, il souille et dégrade celles qui l'approchent. S'accumulent, des scènes de violences entre quelques étudiants ,sans limites, et une maréchaussée débordée et brutale. Les pouvoirs et influences , laïcs et ecclésiastiques , contribuent à cette sensation d'impunité, d'anarchie, dans les rangs des étudiants, et de soudards devenus truands , car brusquement démobilisés. Sur la rive gauche de la Seine :10.000 étudiants, et 100 tavernes... Tous les interdits sociaux et religieux défilent et sont parfois vécus par notre poète :vols, viols mensonges, tromperies, assassinats, cannibalisme assumé, La société répond avec brutalité, violence, et même sadisme: oreilles et mains coupées, marquage au fer, décollation, pendaison, noyades en chaudrons d'eau, bouillante ou chauffée, exécutions des suicidés, arrachage de langue... La mort fait ainsi partie d'un jeu exaltant, à éviter... le plus longtemps possible. du temps des vivants, poétiser, se moquer des conventions sociales, faire des blagues d'étudiants, puis truander reste le parcours-déchéance de ce Sinistre... selon Jean Teulé, qui , ici, manifestement adepte d'un voyeurisme morbide, transcrit avec une malsaine complaisance l'accumulation de glauques turpitudes, devenant ainsi la raison d'être de cette biographie romancée. René d'Anjou, un temps protecteur du poète, est décrit comme un grotesque, manièré, hors sol, caricatural contraste d'avec le poète, trivial épicurien sans scrupule....mais fin poète. ] donc ,pour cette biographie romancée, trop longue, pesante par sa morbide violence, et malgré les beaux poèmes ,bien adaptés au temps de l'action : 2,5/5.
meeva
• Il y a 5 mois
Le seul livre que j’avais lu de Jean Teulé avant celui-ci est Le roi qui ne voulait pas mourir, que j’avais moyennement apprécié, mais il est difficile de se rendre compte de ce qui est dû à l’aspect inachevé de ce livre publié à titre posthume et terminé par d’autres. J’ai acheté Je, François Villon pour mon pôpa, fan de François Villon au point de réciter ses poèmes, en particulier Frères humains qui après nous vivrez n’ayez contre nous les cœurs endurcis. Avant de lui donner le livre, je l’ai lu. Et ce fut une excellente surprise. C’est un livre avec beaucoup d’humour. Un humour très très noir. Il s’agit donc de l’histoire de François Villon, fidèle à sa biographie dans les grandes lignes, mais forcément fortement romancée aussi. Jean Teulé a fait de François Villon un personnage attachant bien qu’aux mœurs dissolues et au comportement souvent révoltant. Une excellente lecture qui m’amènera sans aucun doute à lire d’autres Jean Teulé.
Avis des membres
Fiche technique du livre
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- Genres
- Romans , Roman Historique
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- EAN
- 9782260018063
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- Collection ou Série
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- Format
- Livre numérique
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- DRM
- Filigrame numérique
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9,99 € Numérique 327 pages